Rodelinda ou le regard d'un enfant, à l'Opéra de Lille
D'une
grande complexité, l'intrigue de Rodelinda, opéra de Haendel
créé en 1725, peut mettre à la peine spectateurs et metteur en
scène. Bertarido, Roi des Lombards dont le trône a été usurpé
par Grimoaldo, passe pour mort. Son épouse,
Rodelinda, et son fils, Flavio, sont à la merci de l'usurpateur. Ce
dernier, initialement fiancé à Eduige, sœur de Bertarido, entend
épouser Rodelinda et se montre prêt à menacer de tuer Flavio, s'il
le faut, pour parvenir à ses fins. Grimoaldo est aidé par le fourbe
Garibaldo, qui espère quant à lui épouser Eduige.
Mais Bertarido n'est pas mort et il parvient après quelques péripéties à retrouver son
épouse, son fils et son trône.
Au cœur de Rodelinda se trouve un enfant, Flavio. Comme Astyanax dans l'Andromaque de Racine, c'est un rôle muet, mais central : il représente le principal moyen de pression dont dispose le prétendant éconduit pour obtenir la main de la femme qui se refuse à lui. Quant à Rodelinda, comme Andromaque, elle est partagée entre la fidélité à un époux mort ou qui passe pour tel et l'amour qu'elle porte à son fils. Flavio et Astyanax, personnages pivots dont la représentation sur scène n'est pas exigée par le texte ou la musique, ont tout d'un paradoxe qui peut susciter, avec raison, l'intérêt des metteurs en scène. Pour mettre en valeur l'importance de Flavio, Jean Bellorini a donc choisi d'adopter son point de vue.
Le parti pris du metteur en scène ne se limite pas à la présence de l'enfant sur scène, ni à la projection de son visage, filmé en mouvement, sur un grand écran en fond de scène. C'est bien à travers le regard de Flavio que le public (re)découvre l'histoire de sa famille et toute la représentation scénique est conçue pour rendre compte de cette perception enfantine.
C'est d'abord le cas des décors, conçus par Jean Bellorini et Véronique Chazal. Les salles du palais royal, aux dimensions réduites, défilent sur un tapis roulant, semblables aux wagons du petit train électrique qui parcourt régulièrement l'avant-scène entre cour et jardin. À l'intérieur, les chanteurs paraissent d'autant plus grands, adultes que l'enfant voit comme des géants. Les lumières, pensées par le metteur en scène avec Luc Muscillo, participent aussi d'un univers non réaliste, où les bougies côtoient des néons et un cyclorama aux teintes changeantes. Le tout forme un ensemble poétique qui oscille entre rêve et cauchemar.
Le monde enfantin de Flavio est peuplé d'adultes dont le visage est parfois couvert d'un masque ou qui manipulent des marionnettes à leur effigie. Dans des costumes chamarrés (signés Macha Makeïeff), rehaussés de notes d'un bleu électrique ou d'un jaune fluo, les personnages, qui évoquent un XVIIIe siècle de fantaisie, semblent surgir des illustrations d'un album jeunesse.
Masques et marionnettes peuvent bien sûr être associés aux thèmes de la dissimulation et de la manipulation, thèmes chers au théâtre et caractéristiques des enjeux politiques qui perturbent les personnages. Mais ils rappellent aussi les jeux d'enfant : les différentes marionnettes sont autant de poupées grâce auxquelles Flavio peut rejouer les événements traumatiques traversés, se réapproprier son histoire et, surtout, réinventer sa fin. Un jeu de distanciation est ainsi instauré par la mise en scène : les retournements de situation aussi improbables qu'invraisemblables qui permettent à l'opéra de connaître une fin heureuse ne seraient que les projections oniriques d'un enfant perdu dans un monde de souffrances.
L'histoire de Flavio (et de Rodelinda) est portée par des interprètes remarquables. Rodelinda est incarnée par Jeanine de Bique, soprano altière, au timbre corsé. D'une puissance qui convient idéalement à l'Opéra de Lille, sa voix bien projetée donne à entendre avec conviction la souffrance et les passions qui agitent Rodelinda. Les aigus sont parfois un peu raides, mais le medium est dense et chaleureux. La chanteuse propose une reine imposante et fière, qui pourrait gagner en fluidité et en souplesse dans le jeu, mais qui semble ainsi d'autant plus contrainte par ses contradictions et ses tourments.
Bertarido, l'époux tant aimé de Rodelinda, se voit offrir la très belle voix et la présence charismatique de Tim Mead. Sa voix de contre-ténor, au timbre velouté, est puissante et lumineuse, avec des aigus brillants et des graves sonores. Le chanteur offre une interprétation précise et nuancée qui réjouit le cœur et l'oreille. Le duo "Io t'abbraccio" avec Jeanine de Bique est ainsi l'un des moments saisissants du spectacle.
Aux côtés des deux époux aux amours contrariées, les seconds rôles bénéficient d'une distribution luxueuse. Benjamin Hulett prête toute l'énergie de sa voix de ténor à Grimoaldo et parvient à convaincre en usurpateur repenti. Avery Amereau joue de sa voix de mezzo-soprano au medium onctueux et aux graves séduisants pour donner au personnage d'Eduige le relief d'une femme de caractère, aux prises à la fois avec ses exigences et avec ses sentiments. Unulfo bénéficie de la fraîcheur et de l'enthousiasme de Jakub Józef Orliński. Le contre-ténor témoigne une fois encore des qualités qui commencent à faire sa réputation : une voix bien placée, aux aigus sonores sans être stridents et au timbre moelleux, mais aussi une aisance physique et une aptitude à se mouvoir avec grâce et souplesse dignes du danseur qu'il est aussi. Garibaldo, enfin, est confié à la basse Andrea Mastroni. Dans un contraste étonnant, la voix sombre et dense prend des accents qui paraîtraient nobles s'ils n'étaient le fait d'un personnage de médiocre comploteur, prêt à toutes les trahisons.
Pour accompagner ce plateau vocal formidable, le Concert d'Astrée, sous la direction soignée et investie d'Emmanuelle Haïm, déroule un tapis sonore homogène d'où ressort à l'occasion un soliste ou un autre. L'ensemble forme un spectacle qui entraîne le spectateur dans le plaisir de la musique, au-delà des difficultés posées par le livret, en suivant les propositions subtiles et parfois étonnantes de la mise en scène.