Le Festival Verdi de Parme ressuscite Le Trouvère (en français dans le texte)
Le livret français qu’Émilien Pacini rédigea pour l’entrée du Trovatore à l’Opéra n’est pas qu’une simple traduction du texte de Cammarano, comme Edouard Duprez en écrivit pour La Traviata ou Rigoletto : il s’agit d’un texte destiné à servir de support à une œuvre remaniée. Puisque Verdi souhaitait répondre aux attentes du public français, ces modifications impliquent nécessairement la présence d’un ballet, placé ici après le chœur des soldats qui ouvre le troisième acte. C’est là la modification la plus immédiatement repérable, avec celle du finale de l’œuvre, comportant une reprise du Miserere pendant l’exécution de Manrique, ou encore la suppression de la cabalette de Léonore au troisième acte : « Tu vedrai che amor in terra… ». D’autres sont plus infimes : la présence d’ornements dans la première cabalette de Léonore : « L’amour ardent, l’amour sublime et tendre » (en lieu et place du célèbre « Di tale amor… »), que Joan Sutherland chante en partie dans l’étonnante intégrale Bonynge ; ou encore une orchestration censée mieux correspondre au goût français, des conclusions différentes pour plusieurs airs ou scènes, un développement dans la scène d’Azucena face au Comte au troisième acte (« Prenez pitié de ma douleur amère… »…). L’opéra se rapproche ainsi plus ou moins de l’esthétique du Grand opéra français, malgré une dimension historico-politique bien moindre que dans les modèles du genre. La structure, l’équilibre de l’œuvre ne s’en trouvent cependant pas profondément modifiés.
En choisissant Robert Wilson, le Festival de Parme a clairement fait le choix de se détourner de l'esthétisme du Grand opéra. L’art du metteur en scène américain est rarement aussi parlant que lorsqu’il se confronte à des œuvres saturées d’émotions, musicales ou dramatiques. Mais ici, l’absence complète de regards échangés entre les personnages, le statisme prolongé de certaines scènes (le duo Léonore / Luna) s’avèrent frustrants et lassants, et donnent parfois l’impression d’assister à une version de concert. Toutefois, la gestuelle wilsonnienne reste d’autant plus efficace qu’elle est économe, le jeu des lumières et des couleurs, toujours étonnant de beauté et de pertinence (la scène entière basculant du bleu/gris au rouge sang au finale du premier acte) sont d’incontestables réussites, tout comme l’idée de situer l’action dans l’esprit de Verdi (présent sur scène) : des vidéos montrent une rue de Milan à la fin du XIXe siècle. Le musicien tisse des liens entre le livret sur lequel il travaille et son propre environnement : ainsi, des personnages muets apparaissent régulièrement illustrant, par leurs différences d’âges très marquées, l’extrême dilution du temps dans ce drame qui frappe trois générations (la mère d’Azucena, Azucena elle-même et son fils adoptif). Durant l’étonnant « ballet » (que les spectateurs n’ont pas tous apprécié !), la scène est envahie par des boxeurs (hommes, puis femmes, adolescents, enfants et très jeunes enfants) en shorts noirs et gants rouges : leurs gestes traduisent tantôt la violence de l'Être humain, tantôt la vacuité de cette violence, parfois son ridicule. Wilson pointe ainsi le fait que rares sont les opéras dont chaque scène est à ce point frappée du sceau de la violence.
Musicalement, en dépit de l’acoustique du théâtre un peu cotonneuse et entachée d’une certaine réverbération, l’Orchestre du Théâtre Communal de Bologne et son chef Roberto Abbado offrent une interprétation impliquée, contrastée, racée et précise. Dans cette version, la diction française était une qualité primordiale : le pari est surtout gagné par le ténor et, dans une moindre mesure, le baryton. La prononciation française de la soprano reste correcte dans les airs (plus que dans les récitatifs), et gagne en précision au fil de la soirée. En revanche, Azucena et Ferrando sont difficilement compréhensibles. Vocalement, les comprimari (seconds rôles) Luca Casalin (Ruiz) et Tonia Langella (Inès) répondent avec assurance aux protagonistes dans les scènes qui les sollicitent. Marco Spotti est un Fernand au timbre plutôt clair pour le rôle. Dramatiquement, son incarnation (visage fixe, émacié, hagard, blafard) est saisissante. Franco Vassallo, à qui Wilson a donné la silhouette effrayante d’un personnage de Murnau, fait entendre une voix presque trop belle et chaleureuse pour le détestable Luna ! Son air du II (« Son regard, son doux sourire… »), superbement phrasé et au legato soigné, est particulièrement réussi.
Nino Surguladze fait entendre un timbre accrochant immédiatement l’oreille par ses sonorités sombres et parfois rauques. Son incarnation d’Azucena, dont elle possède les aigus, la puissance mais aussi les indispensables messe di voce du duo final avec Manrique remporte l’adhésion du public. La voix de Roberta Mantegna (Léonore) n’est pas la plus remarquable du moment : certaines sonorités sont parfois un rien métalliques ou nasales. Mais la musicalité de l’interprète est constante, elle possède une virtuosité suffisante pour le rôle, et le soin accordé à la ligne de chant (beau legato, superbe phrasé dans l’air de l'acte IV, couronné d’aigus lumineux), à la caractérisation du personnage, ou encore aux nuances (beaux aigus piani dans « Brise d’amour fidèle ») est incontestable. Enfin, Giuseppe Gipali, dans le rôle-titre dispose d'une voix de qualité égale sur toute la tessiture, jusque aux deux contre-ut de « Di quella pira » (ou plutôt : « Supplice infâme ! »), d’une assurance et d’une stabilité plutôt rares. Le timbre sait se faire vaillant ou tendre, avec de belles nuances très bienvenues dans les duos avec Léonore ou Azucena. Le chanteur fait montre par ailleurs d’un goût certain en évitant tout histrionisme (points d’orgue excessivement tenus, sanglots intempestifs, etc.)
Cette soirée passionnante confirme la place de choix occupée désormais par le Festival Verdi parmi les festivals internationaux.