Simon Boccanegra à Marseille : du baryton-verdi au Doge Nucci
Leo Nucci (secondé de Salvo Piro) a accepté de prolonger son travail vers un nouvel horizon à la demande de la Fondazione Teatri di Piacenza. Dans la mise en scène de ce chanteur-culte du répertoire verdien, tout réside dans les détails. Ils sont soit discrètement dissimulés derrière les cadres conventionnels de la scénographie et de la direction d’acteur, soit à l’inverse, surlignés.
Les décors, pour commencer, de Carlo Centolavigna, surexposent le thème du jardin (d’étouffants bosquets) et sous-exposent celui de la navigation (l’ombre effilée d’un bâtiment de corsaire). Mais la peinture et l'architecture italienne sont omniprésentes : pietra serena florentine (pierre blanche alternée de pierre grise), marbres de Carrare, stucs génois, chapelles d’angle des édifices liguriens. Une mention, heureuse, est à accorder à l’immense ciel marin, qui tapisse le mur de l’arrière-scène. Il semble absorber, dans le lourd linceul de ses nuées, la liberté des hommes (annonçant le romantisme d’une peinture marine d’un Eugène Boudin, ou, un peu plus tard, d’un Monet). Il annonce également, pour le Corsaire, l’oppression de l’orage. Mais il est définitivement obturé de noir absolu pour cerner les moments de félonie.
Les costumes d’Artemio Cabassi représentent les castes sociales par un grand nuancier d'étoffes, toujours en écho avec le décor (par exemple, vert comme le jardin des plantes, et bleu comme la mer calmée, mais aussi comme les espoirs et les vagues amoureuses du jeune couple). Les lumières de Claudio Schmid y entremêlent leurs faisceaux, un peu à la Caravage cette fois, afin d’exalter par le clair-obscur, la transfiguration des caractères (éloquente surexposition du jeune couple autour de Simon à l’agonie lors de la scène finale).
Tous les grands moments de civilisation italienne sont ici mêlés : soldatesque romaine, empire génois, renaissance florentine, comme pour mieux en extraire l’essence unifiée et fraternelle que cherchait à promouvoir Verdi par l’émotion lyrique.
Simon Boccanegra est confié au baryton espagnol Juan Jesús Rodríguez (invité à Marseille puis Avignon dans le rôle-titre de Macbeth). Il y apporte toute sa science fine de l’expression et du déplacement. Adoubé par Leo Nucci, maître de ce registre Verdien, il endosse toute la grandeur attendue du personnage, jusqu’à sa disparition vocale et scénique, véritablement émouvante : « Je sens que tout en moi parle d’éternité ». Le bel canto est digne et entraîne l’auditeur dans sa mélopée d’actions et d’émotions. La projection est puissamment colorée, la manducation (avec sa façon de prononcer la matière vocale) tragique. Homme d’État, il doit toujours peser ses mots.
Fiesco est admirablement composé par la basse française Nicolas Courjal, habitué toujours très attendu de la scène marseillaise (Don Carlo en 2017, Hérodiade en 2018, et bientôt Faust en 2019). Il se montre saisissant de froideur, tel un glaive, dans ce rôle tranchant. Il maîtrise la puissance et la direction de son instrument, et use d’une palette de vibratos aux multiples teintes de noir. Il descend dans les cavités obscures de son timbre, juste par l’émotion, dès son premier air poignant.
Côté jeune couple (qui ont ici l’âge de leur rôle), Amelia est interprétée par la soprano russe Olesya Golovneva, avec soin, grâce et fraîcheur. Habituée à circuler entre les genres (opéra, Lied, oratorio) et les nations lyriques, elle oriente le personnage vers une interprétation (ainsi qu’une prononciation) au parfum slave. Assez fixe et dramatique, le jeu du visage, et plus particulièrement du regard emprunte à la statuaire antique. De bas en haut, son instrument déploie le large ambitus requis par le rôle, et sait poser ses registres avec précision sur les différents pupitres orchestraux. On note, cependant, un petit décrochage de ses notes les plus graves, où elle semble s’abandonner à une parole déclamée depuis la poitrine, et reprendre ainsi son souffle. Elle forme avec le gentilhomme génois, Gabriele Adorno, un couple vocal et physique de jouvenceaux crédibles.
Ce dernier est campé par le jeune ténor italien Riccardo Massi. Son ardeur a quelque chose de purement théâtral : jeu très engagé, gestes, postures, et déclamation, soignées et stylisées. La densité psychologique est ici du côté des hommes éreintés par les ans et l’exercice du pouvoir. En maître d’arme et de technique vocale, il dompte avec vigueur les difficultés de ses parties. Ses aigus claquent au vent comme des étendards, et rejoignent par moments subreptices, la lumière ténorisante qui l’unit à sa partenaire.
Le rôle de Paolo Albiani, le traître, est entrepris par le baryton français Alexandre Duhamel. L'étendue de son répertoire éclectique lui permet des modulations suaves ou funestes, effrayantes et effrayées. Il est presque trop charmant pour le rôle, avec son aplomb physique et vocal de jeune premier. Il sait pour autant verser dans la haine, à l'unisson des bouillonnements les plus haineux de la phalange.
Côté rôles adjacents, la servante d'Amelia bénéficie des graciles apparitions vocales et visuelles de la soprano française Laurence Janot, qui se souvient de la danse et de sa corporéité légère, dans ses déplacements scéniques. Le Pietro du baryton-basse d’origine marseillaise Cyril Rovery (invité dans Le Dernier Jour d’un Condamné d’Alagna en 2017) incarne, avec un délice et une énergie palpables, un messager moyenâgeux. Le Capitaine des arbalétriers est interprété par le ténor français Christophe Berry qui en militarise de manière opportune la déclamation.
Le Chœur de l’Opéra de Marseille convoqué dans différents registres (soldats, marins, peuple, sénateurs, courtisans, prisonniers) sait se faire silencieux, siffler d’un même souffle, s’unir dans un même cri, en personnage porteur d’Histoire.
Le chef italien Paolo Arrivabeni, pétri par les phalanges verdiennes, parvient à ouvrir l’intégralité de l’éventail des dynamiques requises par cette œuvre crépusculaire et luminescente, intime et peuplée. Le mezzo piano de l’ouverture du prologue, à rebours des entrées tonitruantes, installe d'emblée le drame dans une continuité sonore. La partition est dosée aux proportions du lieu et du moment. Il lâche les lions (génois) pour quelques indispensables fortissimi lors des scènes de foule. Après une mise en place légèrement délicate des pupitres et de leurs solistes, les frémissements des bosquets et des batailles s’échappent de la fosse sur la gestique ronde et précise du chef italien.
« Même l’eau de la source est amère à celui qui règne », soupire Simon, après son empoisonnement. Le sujet de cet opéra, longuement remanié, est pour Verdi une coupe d’amertume que la lecture généreuse de Leo Nucci sait transformer en vin.