Guerre et Poésie à Royaumont avec Eugénie Lefebvre
Inattendu, ce concert proposé à l'Abbaye de Royaumont par Eugénie Lefebvre (soprano), Lucie Berthomier (harpe) et Louis-Noël Bestion de Camboulas (orgue) l'est assurément. Ce ne sont pas tant les œuvres qui surprennent (celles-ci sont rassemblées en un programme « Soleils couchants et morts héroïques : 14 – 18 » autour de Claude Debussy et de compositeurs contemporains qui connurent de près ou de peu la Grande Guerre) que les versions qui en sont proposées, ces dernières étant marquées du sceau de la transcription et, dans le même mouvement, l'inventivité et de l'interprétation du transcripteur. En résidence à Royaumont, Louis-Noël Bestion de Camboulas se prête au jeu de cette mise en scène musicale et propose plusieurs réécritures de pièces vocales et instrumentales pour l'effectif convoqué. Inattendu, cet effectif l'est également : l'occasion pour le mélomane d'entendre se mêler la voix, les nappes soufflées de l'orgue (de salon, tel qu'en possédaient certains particuliers à la fin du XIXe siècle !) et les pincements percussifs de la harpe.
En ouverture (et clôture) du concert : la mélodie de Reynaldo Hahn À nos morts ignorés. D’une voix assurée, Eugénie Lefebvre s’élance en des aigus aiguisés, francs et puissamment projetés (clairs mais se serrant parfois), ornés d'un vibrato très serré, évocation de trilles. Les « r » bien roulés relèvent le discours d'élégantes liaisons et participent du charme mystérieux évoqué un peu plus tard par les Reflets de Lili Boulanger. Moins souvent sollicité, le registre medium montre une voix charpentée et installée, irriguant le discours d'une belle densité de caractère. Confrontée à des textes français, allemands (mélodies de Wolf et Reger) puis latins, la soprano conserve une heureuse précision dans l'élocution (les « e » des fins de vers en français, les « ch » allemands doucement soufflés) et rend son propos audible assistée par une articulation travaillée qui ne perd pas en rigueur selon les tempi des pièces. Affirmée (la Vocalise en forme de Habanera de Maurice Ravel est dévorée à grandes lancées, la voix virevoltant agile et distillant toute l’ivresse de cette pièce bachique) et sensible, celle-ci pourrait toutefois gagner en nuances, demeurant bien souvent dans un registre forte, que ce soit en intensité sonore et en caractère (probablement dû à l’accompagnement de l’orgue, malgré tout mesuré en posture d’accompagnant). Si la Prière (Gebet) d’Hugo Wolf, page d’une sérénité inébranlable, laisse percevoir une belle amplitude dans l’expression et des lignes bien filées, le Pie Jesu de Lili Boulanger, assemblage oxymorique de calme et angoisse, se montre au contraire exalté dans les forte, très vibré et dramatique, que tempère l’« Amen » final, doucement estompé. Alternant son regard entre la partition et le public, la soprano se fait par la suite une conteuse investie dans le Soir d’hiver de Nadia Boulanger, incarnant, dans les expressions du visage, par des gestes et par des lignes bien menées, la dramaturgie du poème.
À l’écoute de l’interprète, Louis-Noël Bestion de Camboulas et Lucie Berthomier garantissent aussi bien un soutien rythmique, mélodique et harmonique qu’un accompagnement mesuré, l’organiste prélevant des jeux pour feutrer la puissance sonore de son instrument. En soliste (accompagné malgré tout de quatre mains pour le changement des jeux), celui-ci offre l’entêtante Sicilienne de Gabriel Fauré, un Troisième Choral de César Franck musclé, laissant libre cours à une virtuosité débordante entre lignes rapides, accords pleins à en faire trembler le réfectoire des moines et lignes contrapuntiques audacieuses, ainsi qu’un Clair de Lune surprenant, presque symphonique (avec les basses profondes du pédalier et des aigus parfois flûtés), les thèmes colorés par différents timbres choisis à propos. De son côté, Lucie Berthomier montre un jeu précis et délicat. Par-delà la myriade d’arpèges et d’accords brisés qui composent ses parties (le début de la Sonate pour harpe), celle-ci exploite habilement le caractère percussif de son instrument avec le Divertissement à l’espagnol d’André Caplet où se retrouvent trémolos rapides (évoquant la guitare flamenco), glissandi et accords désinvoltes dans le style d’une improvisation, avant de dessiner de délicieux thèmes en harmoniques sous des arpèges scintillants dans la Châtelaine en sa tour de Fauré.
Cette belle entrevue musicale riche en imprévus est couronnée de chaleureux applaudissements, en attendant de retrouver Louis-Noël Bestion de Camboulas et Eugénie Lefebvre à l’Opéra Royal de Versailles pour un nouvel Issé (recréation donnée à Montpellier puis à Saintes l’été dernier, à réserver ici).