Ouverture de saison symphonique haute en couleurs à l’Opéra de Lyon
En quelques années, Daniele Rustioni s’est imposé comme l'un des grands chefs d’orchestre de sa génération par la qualité de ses interprétations et l’énergie qu’il insuffle à une phalange, dont il obtient par ailleurs des nuances et des sonorités subtilement dosées. Dans la lignée d’un Ricardo Muti, Rustioni possède un sens remarquable de la gradation dramatique et des effets sonores. En associant trois œuvres marquées par leurs couleurs exotiques, le programme symphonique proposé par l’Opéra de Lyon en début de saison devait donc convenir à merveille au chef italien qui a conquis rapidement le public lyonnais depuis son arrivée à la tête de l’orchestre l’an passé.
Dans les steppes de l’Asie centrale (1880), célèbre poème symphonique d'Alexandre Borodine, constitue un petit tableau sonore à la fois simple et saisissant : une troupe russe s’avance progressivement, croise une caravane orientale puis disparaît dans le silence du désert. Cette page descriptive permet sans conteste de faire briller le talent de Rustioni : tempo allant, direction assurée, équilibre et homogénéité des pupitres où brillent les solistes de l’orchestre, en dépit d’une défaillance ponctuelle dans les bois.
Regroupées sous le titre de Shéhérazade, les trois mélodies de Maurice Ravel ne peuvent être, en revanche, assimilées à de simples cartes postales pittoresques, malgré leurs liens indiscutables avec l’école russe de Borodine ou de Rimski-Korsakov – la première, Asie, témoigne déjà d’un goût prononcé pour les sonorités exotiques et brillantes, appelées à s’épanouir dans Daphnis et Chloé. Créé dans une certaine indifférence en 1904, ce cycle mélodique reste une œuvre de jeunesse, mais elle porte déjà les caractéristiques à venir de l’art ravélien. Marquée aussi par l’esthétique de Debussy, Shéhérazade dégage une certaine mélancolie depuis les désillusions voluptueuses d’Asie jusqu’au désenchantement de L’Indifférent. Le cycle de Ravel nécessite donc une cantatrice sachant déclamer et mettre en relief toutes les variations sémantiques des poèmes de Tristan Klingsor. Il exige aussi une certaine vaillance vocale en comportant des épisodes intensément lyriques, notamment dans Asie. Véronique Gens répond parfaitement à ces attentes par sa diction, exemplaire, et son attention constante au texte qu’elle énonce. Soutenue habilement par Daniele Rustioni, qui se plie à l’interprétation subtile de la chanteuse, la voix se déploie avec aisance, mais se contient aussi quand les mots l’exigent. La soprano française, qui a enregistré la pièce de Ravel avec des œuvres de Berlioz en 2012, semble avoir encore gagné en maturité. Le public lui réserve d’ailleurs une ovation méritée.
Avec Shéhérazade (1888) de Nikolaï Rimski-Korsakov, l’atmosphère change presque brutalement. Rustioni privilégie de nouveau une direction nerveuse, qu’il avait momentanément abandonnée dans l’œuvre de Ravel, pour brosser une fresque haute en couleur. Contemporain de la pièce de Borodine, ce poème symphonique constitue en effet l'un des chevaux de bataille des phalanges symphoniques, car il permet de faire briller une grande partie des solistes, tels des personnages d’un opéra sans paroles. L’œuvre de Rimski-Korsakov suit en effet la trame des Contes des mille et une nuits : la sultane Shéhérazade, matérialisée par les arabesques orientalisantes du premier violon, égrène toutes les nuits des contes où évoluent de multiples personnages. Rustioni en donne une interprétation somptueuse, mais parfois un peu trop démonstrative – elle tranche d’ailleurs avec les interventions de certains solistes, comme le violon solo qui distille avec élégance ses broderies mélodiques. La lecture énergique, voire démoniaque, du chef d’orchestre s’observe d’ailleurs dans sa gestique et ses postures physiques en perpétuelle évolution. Rustioni serait-il déjà sous l’influence diabolique du Mefistofele de Boito dont les représentations sont attendues avec impatience ? Chaleureusement applaudi aussi bien par les musiciens que le public, le jeune chef italien finit toutefois par emporter l’adhésion tant l’orchestre se montre magistral dans la lecture proposée.