Jonas Kaufmann ensorcelle Bordeaux en récital de Lieder
C’est un privilège unique que d’entendre le premier ténor de nos jours, Jonas Kaufmann, en un récital consacré à l’art subtil du Lied. Dans la salle bondée du Grand Théâtre de Bordeaux, le public exprime son enthousiasme dès l’entrée en scène de l'artiste et de son célèbre collaborateur, le pianiste Helmut Deutsch.
Les deux interprètes offrent dans la première partie, six Lieder de Franz Liszt, et les Rückert-Lieder de Gustav Mahler ; dans la deuxième partie, le Liederstrauss (ou Heine-Lieder) de Hugo Wolf, et pour clore le programme, les Vier letzte Lieder de Richard Strauss. Les pièces de Franz Liszt sont moins généralement connues des aficionados du genre, mais elles offrent une entrée en matière idéale. La première : « Vergiftet sind meine Lieder » (Mes chants sont empoisonnés) ouvre avec un bond plein d’énergie. Jonas Kaufmann établit tout de suite la beauté de son plein instrument, et la richesse cuivrée de ses aigus « héroïques ». Ensuite, avec « Im Rhein, im schönen Strome » (Dans le Rhin, dans ce beau fleuve) il dévoile sa qualité fondante et lyrique, alors que le toucher extraordinairement délicat au piano d'Helmut Deutsch opère sa magie. À mesure que progresse le groupe des six chansons, Kaufmann et Deutsch attirent le spectateur note par note dans leur univers de plus en plus personnel. Dans « Es war König von Thule » (Il était un roi de Thulé), Kaufmann offre progressivement son visage au spectateur, lui parlant directement. La ravissante chanson « Ihr Glocken von Marling » (Vous, les cloches de Marling) d’abord très intime, monte en intensité, et finalement pour « Die drei Zigeuner » (Les trois gitans) dans une scena dramatique explorant toutes les émotions, la salle toute entière est envoûtée, immergée dans leur monde.
Jonas Kaufmann commence alors à prendre davantage de risques : dans certains pianissimi, pour exprimer l’indicible, il ose descendre jusqu’au souffle presque rauque. Il trouve des tons étranges, droits, sinistres, et parfois, pour un effet, passe un peu en dessous de la note, rugit ou grommelle une note entre les dents. Dans tous ces mouvements, Helmut Deutsch est un partenaire de rêve. Il délivre un toucher magique, ne semble qu’effleurer les touches du piano. Un son pur et délicat en sort : le spectateur comprend qu’il est en présence d’un souverain en l’art si exigeant de l’accompagnement.
Le ténor offre une version immensément intime et tendre d'« Ich atmet' einen Linden Duft » (je respire un parfum de tilleul). Effeuillant ainsi les Rückert-Lieder de Gustav Mahler, Jonas Kaufmann et Helmut Deutsch mettent l’accent sur un aspect nu et minimaliste, particulièrement dans le numéro 4 : « Ich bin der Welt abhanden gekommen » (Je suis perdu pour le monde). Parfois, certes, les risques que prend Kaufmann lui sont coûteux : les pianissimi, hors du fil de la voix sur une longue phrase, érodent la clarté et semblent le fatiguer. Parfois, l’usage de la voix droite fausse un peu trop la justesse de la note.
Après l’entr’acte, Jonas Kaufmann revient revigoré, et les sept poèmes signés Heine du Liederstrauss (Bouquet de chansons) d'Hugo Wolf passent avec une aisance retrouvée. Dans son allemand natif, Kaufmann donne une leçon de diction : chaque parole, chaque consonne amoureusement caressée, mais aussi très naturellement parlée sans prétention aucune, directe, de caractère très contrasté avec les Lieder de Mahler très romantiques et le Strauss à suivre.
Le dernier volet du programme est le plus controversé, et par là le plus innovant : a-t-on déjà vu un autre ténor entreprendre les Quatre derniers Lieder de Strauss ? Ces quatre chefs-d’œuvre, parmi les plus appréciés du répertoire, exigent une soprano aux aigus expansifs, de préférence clairs et radieux comme ceux d'une Lucia Popp, ou Karita Mattila. Une splendeur d’harmoniques, mais aussi (un peu paradoxal) la capacité à tisser de longues phrases agiles, et à dominer un énorme orchestre. C’est un pari osé que d’y substituer une voix masculine, héroïque et sombre. Mais chanter contre la tradition, c’est aussi offrir une nouvelle écoute. Pour la première fois, nous pouvons découvrir ce dernier Strauss, non pas exalté ni parfumé, mais ténébreux, méditatif, et réellement noir. Sans orchestre, comme pour le Mahler, l’accompagnement piano paraît totalement nu. Toutefois, le pari n'est peut-être que partiellement réussi, car malgré son souffle inépuisable, sa belle voix de tête, et ses couleurs variées, Kaufmann ne paraît jamais totalement à l’aise, refrénant au maximum son instrument pour les longs et délicats mélismes pianissimi. Le meilleur vient à la fin, pour Im Abendrot (Au coucher du soleil) où sa voix redevient très soyeuse et solide, d’une beauté magnifique.
Après ces quatre cycles, commence le jeu des bis. Kaufmann régale les Bordelais de cinq rappels (Strauss et Liszt) tous plus splendides les uns que les autres. Il est au sommet de sa forme, décontracté, libérant son superbe instrument pour rebondir contre les murs du Grand Théâtre. Chaque fois qu’Helmut Deutsch revient sur scène, suivant Kaufmann, le public voit qu’il porte des feuilles de musique, et la salle explose en un grand « OUI ! » de pur bonheur collectif.
Ainsi se clôture ce superbe récital, qui donne envie de revoir Jonas au plus vite à Bordeaux, il pourrait notamment y briller dans le répertoire wagnérien (ou tout autre) !