Haendel à l'Opéra de Versailles : noces royales pour Philippe Jaroussky & Emöke Baráth
Le programme de ce concert enchaîne en effet des morceaux puisés parmi le catalogue de Haendel, mais appartenant à des œuvres et même à des formes musicales très différentes. Les musiciens peuvent en effet enchaîner -sans transition- un Concerto grosso (forme instrumentale faisant dialoguer solistes et tutti) avec un extrait d'opéra, lui-même suivi par l'air d'un autre opéra. Or, même si ces chefs-d'œuvre plaisent par leur simple succession, les interprètes n'ont pas voulu se contenter d'atteler des morceaux épars, ils ont choisi des transitions pertinentes et même aussi subtiles que possible. Le tout va jusqu'à former un mini-opéra grâce à l'enchaînement des histoires choisies : mariage, séparation, dispute et réconciliation. Le choix des tempéraments et des tonalités musicales leur permet de glisser d'un opus à l'autre. Le jeu d'interaction est digne d'une œuvre lyrique mise en espace. La complicité patente leur permet de jouer les passions et les tourments, de se combattre (littéralement de s'empoigner) et de finir front contre front.
Les enchaînements entre les morceaux et la continuité du propos musical sembleraient même pouvoir embrasser tout le concert en un souffle uni et composer un opéra continu. Les interprètes laissent tout de même au public l'occasion de manifester son admiration (le temps également d'accorder à plusieurs reprises les instruments anciens).
Les douze archets baroques effilés (8 violons, 2 altos et violoncelles, une contrebasse) sont projetés en avant, souples et bondissant sur la douceur des trois bois (2 hautbois et un basson) ainsi que le délicat continuo (théorbe et clavecin). Cette énergie emporte les accents d’Ariodante, donnant à Philippe Jaroussky (noble et souriant) le temps d'une mise en voix et offrant déjà un premier duo de contrastes avec Emöke Baráth. Dans un poignant oxymore vocal, la voix féminine offre la charpente sur laquelle monte la voix masculine. Ce beau paradoxe offre de nombreux croisements de lignes et mariages de timbre, il renforce d'autant les caractères passionnés des différents personnages incarnés (la force fiévreuse de l'amoureuse, la douce peine de l'épris).
Les archets s'étirent et s'effilent ensuite comme la tristesse qui sied si bien à Philippe Jaroussky. Son registre éploré reste noble, le sanglot long demeure doux. Lorsqu'un timbre a ce degré de finesse, un infime crescendo râpeux suffit à offrir un puissant contraste, à présenter l'amoureux éperdu après le cœur angélique : le martyr qui suit la perte de la bien-aimée (“Ho perso il caro ben”, récitatif et air d’Orfeo extrait de Parnasso in Festa). Lorsque le public, au sommet de l'émotion, croit le personnage arrivé au comble de ses douleurs et le contre-ténor au faîte de son expressivité, Philippe Jaroussky reprend da capo (au début) dans un a cappella suspendant les archets comme les souffles de l'assistance.
Ce sont de merveilleuses marches nuptiales (mais d'emblée nostalgiques) qui président aux premiers émois des artistes sur scène. Emöke Baráth apparaît et disparaît avec pour sillage la traîne noire de sa robe, à l'image de ses personnages qui alternent la félicité de l'union et le deuil, à l'image également des longueurs et des drapés de sa voix médium grave, tandis que son aigu est pailleté comme son haut corset purpurin. Le ramage se rapporte au plumage : sa voix est telle que sa posture, délicatement alanguie mais assurée. La taille légèrement torve lui donne une allure de tableau baroque, l’alanguissement d'un gisant mais qui resterait debout et bien incarné. À ce titre, elle rend à merveille la Cléopâtre de Giulio Cesare. “Se pieta di me non senti” (Si tu n'as pas pitié de moi) rend la force impériale de cette figure héroïque autant que sa douleur (tandis que l'orchestre imite les violentes morsures de serpent qui causeront sa perte sacrificielle). Une fois encore, la transition est naturelle avec un tout autre opus, également célèbre : “Scherza infida”, qui marque le retour de Jaroussky en Ariodante mais surtout la continuité des amours, des souffrances et même un sommet de douceur duveteux, l'unité d'un souffle. Les concerti plus fougueux et fugués, des cavalcades même, mènent avec tout autant de continuité vers les passages virtuoses du concert. La chanteuse s'y montre appliquée et bien marquée, la prononciation suit les rythmes les plus vifs mais l'aigu perd certes sa beauté. Emöke Baráth se ménage en fait, dans ce programme de récital riche et fourni. Preuve en est, l'aigu sait être adamantin et virtuose dans les bis, lorsqu'il ne s'agit plus d'économiser son endurance.
Les deux artistes réunis offrent ainsi deux rappels débridés, se repoussant, s'attirant, s'agonisant et jouant l'un de l'autre, emportant un triomphe royal.
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