Tragédienne et lyrique : superbe Véronique Gens au Festival d’Ambronay
Au milieu du XVIIe siècle, l’opéra italien se diffuse dans toute l’Europe. Toute ? Non : les irréductibles français ne veulent suivre que leur propre mode, pour laquelle il faut un genre opératique proprement national. Le « premier opéra françois » est une œuvre de l’organiste Robert Cambert (1627-1677), sur un livret de l’entrepreneur Pierre Perrin, Pomone, créé en 1671. Le tout-puissant Jean-Baptiste Lully (1632-1787) rachète dès l’année suivante le privilège de l’Académie d’opéra, lui accordant le monopole d’un genre nouveau : la tragédie lyrique. Il peut ainsi créer des œuvres parfaitement conçues selon les goûts de la cour royale et au service de l’image de son protecteur, le « plus grand des héros », le Roi Soleil. Inspiré de la déclamation du théâtre classique, Lully prête une attention toute particulière à la musique qui doit servir le texte et son sens véritable, bien différent du cantabile italien. La forme de la tragédie lyrique perdure jusqu’à ce que le génie de Jean-Philippe Rameau (1683-1764) réussisse à la moderniser et participe au développement de l’opéra ballet, avec ses sujets souvent allégoriques ou parfois plus légers et pastoraux.
Ce soir, en l’abbatiale d'Ambronay, l’ensemble Les Surprises invite le public à découvrir cette riche aventure de la tragédie lyrique dans un programme composé d’airs et de suites d’orchestre des compositeurs français les plus caractéristiques du genre et conçu à la manière d’un opéra : un prologue (Le Chaos) et quatre actes (L’Eau, L’Air, Le Feu, La Terre).
Le prologue débute avec l’étonnant Chaos de Jean-Féry Rebel (1666-1747), où un accord dissonant, véritable cluster avant l’heure (agrégat de notes inclassable selon les règles de l’harmonie), fait tressaillir les cordes et empêche l’auditeur de savoir où il est mené. C’est alors que Véronique Gens apparaît sur scène pour l’intense et colérique « Funeste, Amour » (extrait de Scanderberg) de François Rebel (1701-1775) et François Francœur (1698-1787). La soprano est superbe de présence et d’aisance. Le soin extrême porté à la langue française et l’homogénéité de sa voix permettent une parfaite clarté de son discours. Après un dansant Menuet (Les Éléments) d’André-Cardinal Destouches (1672-1749), les castagnettes font soudainement place aux terribles coups de tonnerre des timbales du Tremblement de terre (Polyxène) d’Antoine Dauvergne, ce qui ne manque pas de surprendre, d’effrayer même, le public amusé de sa propre réaction.
L’acte premier, L’Eau, débute par le déferlant Air pour les esprits élémentaires (Scanderberg–Rebel), avec le grondement des percussions toujours aussi surprenantes, avant que Véronique Gens ne chante la captivante plainte et colère de Polydore « C’en est donc fait » de Jean-Baptiste Stuck (1680-1755). Le tendre trio, deux violons et flûte traversière, l’apaise ensuite avec l’Air tendre des Fêtes d’Hébé de Rameau, avant une fière Marche des esprits élémentaires (Issé, opéra de Destouches récemment ressuscité à Montpellier, Saintes et à réserver pour Versailles). Les scènes se suivent et s’enchaînent avec une grande cohérence, tonale et stylistique, bien que l’on puisse parfois ressentir la différence de qualité d’écriture –comme ici entre Destouches et Lully. Véronique Gens se fait conteuse et même véritable tragédienne avec « Enfin il est en ma puissance » (Armide–Lully). La pertinence entre les intentions musicales sûres de la soprano et le texte de Philippe Quinault offrent à cet air une interprétation très convaincante. L’acte se termine par l’amusant Air pour les divinités (Les Éléments–Destouches), où la flûte à bec démontre toute sa virtuosité.
Le second acte, L’Air, fait d’abord entendre la délicieuse intimité du trio de flûtes à bec de l’Air pour les heures, les douces caresses des violons de l’Air pour les heures et les Zéphirs, puis le joyeux et champêtre Passepied (Les Éléments–Destouches). Dans « Mes yeux, fermez-vous à jamais » (Le Carnaval de Venise) d’André Campra (1660-1744), Véronique Gens se montre très touchante, magnifiquement soutenue par Les Surprises. Sous la direction investie, énergique et équilibrée de Louis-Noël Bestion de Camboulas, l’orchestre et la soliste savent toucher l’auditeur en plein cœur. L’émotion n’est absolument pas brusquée par l’enchaînement, qui semble naturel et évident, avec la triste Marche d’Hercule mourant (Dauvergne) puis le Sommeil d’Issé (Destouches). Heureusement le chagrin, aussi lourd soit-il, est chassé par le doux sourire du Menuet des Surprises de l’amour (Rameau), qui se transforme en festivité des Tambourins.
Lors de l’acte Le Feu, Les Surprises font preuve de phrasés vivants, comme des souffles au service de l’harmonie et des couleurs des timbres, dans le Prélude de Platée (Rameau). Véronique Gens se montre terriblement captivante dans « Noires divinités » (Scylla et Glaucus) de Jean-Marie Leclair (1697-1764), avec une impressionnante palette de timbres, toujours intelligemment utilisée. Son chant terrorise les éléments et provoque un terrible et violent Orage (Platée–Rameau). Après la tempête, le calme et la profondeur de l’Entrée de Polymnie (Les Boréades–Rameau) clôt l’acte. Le dernier acte, La Terre, fait entendre les airs aux allures champêtres et bucoliques des extraits d’Issé (Destouches), le bel air « Dieu des amants fidèles » (Zaïde) de Pancrace Royer (1703-1755), la volontairement dense Musette de Rebel et Francoeur puis la profonde « Cruelle mère des amours » (Hippolyte et Aricie–Rameau). Le programme se termine avec une très sympathique Chaconne de Marin Marais (1656-1728).
Longtemps et chaleureusement applaudis, Les Surprises offrent en bis un Rigaudon festif avant que Véronique Gens n’offre à son tour de nouveau le magnifique « Mes yeux, fermez-vous à jamais », invitant sans aucun doute le public à fermer les siens pour ne garder en mémoire que les sublimes moments de cette soirée.