Les 4 duos et leurs 2 premiers maîtres inaugurent l'Académie Orsay-Royaumont
C'est dans la Bibliothèque Henry et Isabel Goüin de Royaumont, celle-là même qui accueillait l'année dernière l'hommage à Ruben Lifschitz qui y avait formé des générations d'interprètes récitaliers, que les quatre duos de lauréats (et leurs deux premiers maîtres) font la démonstration de leurs talents et de leurs travaux, les jeunes artistes se succédant pour interpréter deux ou trois mélodies, qui mènent naturellement vers des master-classes.
Le baryton Jean-Christophe Lanièce et son pianiste accompagnateur Romain Louveau ouvrent le bal avec Debussy et Le promenoir des deux amants (trois mélodies composées en 1904–1910 sur un texte de Tristan l'Hermite). Le chant appuyé trouve "Auprès de cette grotte sombre" la charpente du timbre en s'appuyant sur un vibrato ferme, qui conserve son intensité jusqu'en fin de phrase, jusqu'en fin de mélodie même (jusqu'aux "songes de l’eau qui sommeille"). L'interprétation vocale peut avant tout se définir par sa noblesse (au point même de verser dans un hiératisme qui gomme la souplesse des rythmes ternaires). Les mouvements s'élancent soudain dès la deuxième partie du cycle "Crois mon conseil, chère Climène", un élan rythmique avec "Je te prie, allons nous asseoir", en volume sur "Voyant des roses sur son teint, Qui ne sont pas de son empire" et vers les aigus de "Sa bouche, d’odeur toute pleine". La troisième partie du poème (troisième mélodie du cycle), "Je tremble en voyant ton visage", s'assagit, mais il s'agit moins d'un retour à la noblesse que d'un reflux de l'émotion et si le travail effectué la semaine durant avec Stéphane Degout est immédiatement perceptible dans le timbre sculpté, il manque pour l'instant l'éternelle suspension de "Veux-tu par un doux privilège, Me mettre au-dessus des humains ?"
"Il faut goûter ce texte, avoir le plaisir de le dire, le manger" affirme le gastronome Degout à l'issue du cycle dans une bienveillante explication de texte. Simon Lepper s'en fait l'écho en matérialisant ces conseils à l'égard du pianiste. L'instrument devient un quatre mains, le chef de chant debout passant les bras par-dessus les épaules du pianiste pour guider en les doublant le chanteur et l'accompagnateur, leur montrant qu'un doigt et que le dos font respirer ensemble le duo, qui reprend alors le travail par la première mélodie. Lanièce n'a plus peur de La Grotte, guidé par un Degout qui mime le texte en play-back. Emportés par leur générosité passionnée (qui laisse deviner ce que fut leur implication), les deux maîtres retravaillent le cycle entier, comme ils le feront avec chaque mélodie de chaque duo.
Place est ainsi laissée au second couple artistique pour un second cycle de trois mélodies composées par Debussy : Marie-Laure Garnier et Celia Oneto-Bensaid interprètent les Chansons de Bilitis, le piano dans le coton d'une sourdine cueillant les fleurs vocales des "Hyacinthies" et des "roseaux bien taillés", sur la voix comme le miel qui les unit en syrinx. La chanteuse joue du pianissimo jusqu'au seuil de l'audible, renforçant l'effet de ses montées en aigus scintillants et lyriques. Les r roulés et les voyelles très fermées rendent hommage au texte antiquisant de Pierre Louÿs. Stéphane Degout offrira ainsi une explication de texte confrontant les deux cycles, par la poésie symboliste de Pierre Louÿs et le classique sensuel Tristan l'Hermite.
Cette science et conscience des enchaînements entre les cycles, l'interprète en fera d'autres démonstrations stupéfiantes, même entre deux mélodies, celles de Ravel puisées par le troisième duo (Marielou Jacquard et Kunal Lahiry) au sein des Histoires naturelles : montrant l'enjeu qui consiste à passer d'un Paon balayant l'immensité de la basse-cour par son narcissisme, à l'infinitésimal domaine du grillon avec sa "minuscule montre". Lepper invitera notamment le pianiste à sonner pleinement, y compris dans la méticulosité (les accompagnateurs ayant trop tendance à demeurer en retrait, a fortiori en présence d'un public). D'autant que la mezzo n'hésite pas à déployer sa voix très ancrée, à l'assise large, avec une prosodie de conteuse, souple et articulée.
Changement de registre enfin avec Alex Rosen et Michal Bielet, non seulement car c'est une voix de basse qui succède au baryton, à la mezzo et à la soprano, mais aussi car la session se referme vers le Lied autrichien. Honneur tout d'abord, certes, au représentant emblématique de la mélodie française, Gabriel Fauré, avec la trop rare "Fleur qui va sur l’eau", sur un texte de Catulle Mendès, deuxième des Trois mélodies (1902). La voix grave y vrombit au point de noyer la prosodie française, alors que le piano -dans un même registre aquatique- sait inonder de pédale son harmonie sans la noyer. La parole caverneuse prend toutefois, dans ses accents toniques, le terrible caractère d'un Méphisto, et mieux encore en allemand (dans la langue comme le registre). Suivent ainsi deux Lieder sur des poèmes de Goethe : "Sie haben wegen der Trunkenheit" mis en musique par Hugo Wolf en 1889 et Prométhée par Schubert en 1819. L'intensité impressionnante de ces deux morceaux aurait toutefois été heureusement adoucie si le Fauré l'avait été, et si ce duo d'interprètes ne venait pas conclure la séance du jour, mais en faire monter l'énergie en étant placée au cœur des programmes. Simon Lepper invite justement les interprètes à questionner leur programme, en rappelant qu'il doit servir à présenter différentes dimensions de la musicalité.
L'Académie se confirme non seulement comme un lieu de travail musical mais aussi comme le tremplin pour des carrières et, à mesure que le soleil se couche sur l'Abbaye, l'aube se lève peut-être sur une nouvelle génération d'interprètes.
La formation d'exception de ces quatre mêmes duos se poursuivra avec les trois autres couples de formateurs réputés : Christian Immler et Helmut Deutsch, Véronique Gens et Susan Manoff, Bernarda Fink et Roger Vignoles. Ce projet sera immortalisé par un album édité chez B Records avant une tournée en octobre 2019 en France et à l’international, notamment à Lille, Rouen, Londres (au Wigmore Hall) et Montréal (au Musée des Beaux-Arts).
Entretien avec Stéphane Degout et Simon Lepper, premiers maîtres de l'Académie Orsay-Royaumont