A Verbier, une Magdalena Kožená plus baroque que jamais
Comment passer d'un maître du répertoire baroque à une musique marquée de l'empreinte toute fraîche de la modernité ? Magdalena Kožená et l'Ensemble baroque de Bâle La Cetra (qui ont enregistré un disque Monteverdi en 2016 chez Deutsche Grammophon) répondent à cette question en une soirée du Verbier Festival chargée en émotions diverses.
Il y est d'abord question de gaieté. Elle est inspirée par des musiciens qui rentrent sur scène dans les pas du theorbiste et de la flutiste à bec, lesquels énoncent avec leurs instruments caractéristiques du XVIIème siècle les premières notes de la sonate Bergamasca composée par l'Italien Marco Uccelllini (1610-1680). S'en suit une interprétation pleine de vie de cette oeuvre, où le théorbe donne le tempo à quatre temps, et où clavecins et violoncelles se livrent à un dialogue exquis avec les violons. On en vient presque à vouloir danser, déjà.
Une artiste rompue au baroque
Sans temps mort, Magdalena Kožená rentre en scène pour le premier des airs de Monteverdi au programme, issu du Couronnement de Poppée. Robe d'un rouge éclatant, cheveux blonds en chignon, la cantatrice, dans son regard comme dans sa gestuelle déjà fort dynamique, ne met que quelques secondes à être pleinement dans son rôle. Celui d'Ottavia en l'occurrence, épouse de Néron qui dans l'air « Disprezzata regina » (reine méprisée) se désole de l'infidélité de son époux. L'air appelle à exprimer autant le dépit que la haine, ainsi qu'un désir de revanche patent. Magdalena Kožená y parvient parfaitement, tant dans la force de ses expressions physiques (regard noir, poings serrés), que par une performance vocale d'excellente tenue. La mezzo déploie toute la palette d'une artiste rompue au répertoire baroque. Sur l'ensemble des registres, la voix est solaire et le timbre plein d'éclat. Reine dans l'art du recitar cantando, et non moins experte dans la maîtrise des nuances, l'artiste sait donner une direction et une couleur à chacune de ses phrases, avec une diction irréprochable. Elle enchaîne d'ailleurs sans répit avec l'air “Folle e ben che si crede” du compositeur Tarquinio Merula (1595-1665), qui lui donne une occasion d'être, cette fois, davantage dans la lamentation que dans l'esprit de vengeance. Et, aux côtés de musiciens qui accompagnent autant le chant qu'ils y répondent par des séquences pleines d'expressivité, la mezzo parvient avec le même naturel à faire passer d'authentiques émotions avec un investissement autant vocal que scénique.
Le concert se poursuit avec une oeuvre instrumentale du même Tarquinio Merula, un “Ballo dette Polliccio” qui comme le premier morceau semble inviter à la danse, avec un savoureux dialogue de pupitres entre violons et flûte à bec d'un côté, basses de l'autre. Magdalena Kožená, restée assise en devant de scène, se lève ensuite pour honorer de nouveau Monteverdi avec le madrigal “ Si dolce e il tormento” (1624). Elle exprime une nouvelle fois tout l'éclat d'une tessiture ample, capable de passer de l'aigu à des graves profonds dans un parfait legato. Après une sonate, elle aussi pleine de majesté (mouvement lent) et de vivacité (passage plus rapide) de Dario Castello (1590-1658), la mezzo laisse place à la fougue la plus totale.
Lors du Lamento d'Arianna, extrait du deuxième opéra éponyme de Monteverdi, le début est pourtant bien reconnaissable. Mais, après une petite minute d'une interprétation tout en retenue, l'artiste se “lâche”, interpellant le public comme prise de colère, et en anglais par dessus le marché. Et si l'héroïne de Monteverdi se lamente et se laisse aller à la mort, celle du compositeur tchèque Marko Ivanovic (1976-) se livre au jeu de la jalousie et d'une colère excessive. Écrite à la demande même de la mezzo-soprano tchèque, ce détournement de l’opéra de Monteverdi, aux allures de satyre, donne l'occasion à Magdalena Kožená de se livrer à la fois à de grandes envolées vocales (où la frontière entre phrases chantées et parlées est ténue), mais aussi de démontrer de vrais talents d'actrice. On est parfois à la limite de la comédie musicale ou de la variété, et le décalage est grand avec l'ambiance baroque (historiquement parlant) des airs précédents. Mais on ne peut que saluer l'énergie déployée tant par les instrumentistes que par l'artiste pour capter et faire rire l'auditoire, qui n'a guère besoin de tout comprendre pour être conquis par cet intermède qui trace, avec audace et soudaineté, comme un lien entre quatre siècles de musique. Ce qui est aussi le cas de l'air qui suit, une Sequenza pour voix de femme signée Luciano Berio (1925-2003), dans laquelle Magdalena Kožená devient bien plus qu'une chanteuse lyrique : elle se mue en diseuse de sons, de vocalises surjouées en cris et onomatopées divers, en passant par un “scat singing” complètement loufoque. Monteverdi est bien loin, déjà...
De chanteuse à actrice
Mais, parce qu'il est malgré tout le fil rouge de cette soirée, le père d'Orphée est de nouveau à l'honneur dans la deuxième partie du concert, juste après que Le Cetra ait joué le “Passacaglio a quattro” de Biago Marini (1594-1663). Le Combat de Tancrède et Clorinde narre le combat entre deux amants qui, sur fond de différend religieux et de guerre, se livrent un combat à mort. La cantatrice s'y montre totalement habitée par son rôle de conteuse, et pleinement expressive sur le plan vocal, avec une projection en rien affectée par ses nombreux mouvements scéniques. Ce qui doit beaucoup, aussi, à l'impeccable performance des musiciens de l'ensemble baroque, qui sait aussi bien jouer les premiers rôles que s'effacer derrière le chant pour mieux le mettre en valeur.
Et quoi de mieux, pour conclure une soirée pleine de surprises et de hardiesse, qu'un tube du répertoire baroque : le “Lascia ch'io pianga” de Haendel, interprété avec toute la solennité requise par une poignante Magdalena Kožená.