Le Barbier de Sempey aux Chorégies d’Orange : de Rossini à Fellini
Le livret de Cesare Sterbini s’inspire de la pièce de théâtre Le Barbier de Séville ou La Précaution inutile de Beaumarchais. L’œuvre est effectivement créée à Rome en 1816. Elle est donnée, dans cette édition des Chorégies, en coproduction avec l’Opéra de Lausanne. Son sujet invite déjà à questionner les notions de décor, celui des murs et celui des corps, de scènes et de coulisses, de réalité et de représentation, d’ostentation et de dissimulation. Dans le cadre immense du théâtre antique, il interroge plus particulièrement la notion d’échelle : comment adapter la monumentalité du lieu réel à l’intimité du lieu rêvé, celui des appartements coquets du 18e siècle ?
Pas de lever de rideau avant celui de la baguette à Orange. Aussi le spectateur prend place alors que le plateau s’affaire déjà. Le spectacle sera dans le spectacle : l’opéra dans le cinéma. « Silence, on tourne. » : l’objet de référence est la roue (de vélo, de voiture), le rouleau (de pellicule, de peinture). Mais aussi le micro : « moteur, action ». Le metteur en scène italien Adriano Sinivia, dirige de son porte-voix en réalisateur fellinien, depuis la scène, les séquences tournées qui constituent l’Opéra proprement dit. Bien au-delà du « clin d’œil », cela fonctionne. Le format, petit, encore une fois, est celui de la pellicule : 8 ½, titre d’un film de Fellini, à propos du monde rêvé d’un réalisateur. Le spectateur observera jusqu’au générique de fin, ce que la mise en scène doit à l’habillage vidéo de Gabriel Grinda. Est projeté, notamment, en fine pellicule sur un coin du mur du théâtre antique, l’image en temps réel du spectacle.
L’action filmée est resserrée sur la partie centrale de la scène, prolongée, côté cour et jardin, des espaces nécessaires à l’industrie cinématographique : son univers jonché d’objets techniques, et peuplé d’ingénieurs multiples de l’image et du son. L’attention du spectateur est ainsi efficacement canalisée vers l’action et la partition rossiniennes.
Les décors sont d’Enzo Iorio - lequel griffe également les costumes années cinquante et assure le rôle (non chanté) d’Ambrogio. Voilà de quoi assurer la cohérence d’un dispositif particulièrement dense mais toujours fluide, laissant la pièce avancer à petits pas rapides. De menus et mobiles modules architectoniques prêtent leur carton-pâte à cette intrigue d’appartement… aux dimensions d’une Fiat 500.
Objet emblématique de l’industrie du nord de l’Italie, il en sort, comme d’un chapeau de magicien, l’intégralité du chœur d’homme, en habit de bersagliers, ce corps de soldats italiens spécialisés dans les défilés aux tempi rossiniens les plus rapides, et muni de casques ornés de plumes de coq de bruyère. Ils se mêlent ici aux supporters en maillot aux rayures blanches et noires de la Juventus de Turin… ville-usine de Fiat.
Le noir et blanc, c’est aussi la couleur du tournage des figures dupliquées des chanteurs, dont ces derniers assurent en direct la bande-son, non pas en play back, mais si l’on peut dire, en play front. La représentation du réel et le réel de la représentation s’interpénètrent ainsi de manière jubilatoire, en fidélité avec l’esprit du réalisateur Rossini. La référence au cinéma d’après-guerre, et plus avant au cinéma muet, permet d’intégrer à nouveau frais l’art de la pantomime, du surjoué, de la gesticulation et de la grimace, avec l’élégance d’un petit pas de côté, depuis le chanteur jusqu’à son avatar cinématographique.
Les lumières de Patrick Méeüs jouent également leur partition double, d’éclairage fonctionnel des scènes d’action, et d’ambiance poétique, avec une tonalité générale au sépia passé de vieux film.
Le plateau réunit des chanteurs choisis pour l’âge et l’art de leurs rôles. Le Comte Almaviva est le jeune ténor roumain Ioan Hotea (premier prix Operalia 2015). Une mention spéciale est à accorder à cet artiste qui remplace au pied levé Michael Spyres, lequel a annulé sa prise de rôle pour des raisons de santé. Le jeu de gestes et de timbres est agréablement élégant, soigneusement construit, d’un déguisement à l’autre. Le chant d’amour est persuasif, modulé et vibré avec lyrisme et douceur. La couleur vocale a le scintillement chaud et précis des lampions et des phares allumés des voitures vintage qui traversent le plateau. La prestation d’ensemble souffre cependant d’un déséquilibre sonore avec ses partenaires et les passages vocalisés laissent entendre d’infimes désarticulés, frottements et glissements dans les parties les plus virtuoses de son rôle (« Cessa di più resistere », air final). Mais il apporte sans faiblir sa longueur de souffle et son énergie communicative jusqu’au dénouement, dans l’assiette plus confortable et plus chaude de ses quartiers de noblesse.
La Rosina de la soprano Olga Peretyatko en a le charme physique et le piquant dramatique. L’étendue vocale du rôle en constitue la troublante difficulté. Les aigus des vocalises atteignent leurs cimes les plus exquises, rafraîchissantes et transparentes comme de très fines bulles. Le medium de la tessiture est plein, souplement ouaté. Le bas de la tessiture ne trouve cependant pas son timbre de mezzo. Mais l’effet est charmant, troublant, comme s’il y avait plusieurs langues dans sa bouche « impertinente ». Il trouve, en revanche, comme en petites touches, le naturel – le néoréalisme fellinien – de la voix parlée. Cela donne à la chanteuse un petit air sensuel à la Claudia Cardinale.
Le couple est réuni par l’indispensable Figaro, du non moins indispensable baryton Florian Sempey. L’artiste se met corps et voix au service de Figaro, lequel est l’homme de tous les services. Il apporte au personnage son art du stand up, éprouvé en récital, par des gags de cinéma muet dont il parsème ses échanges avec ses partenaires. La voix, ample, ambrée, engagée, émane avec force et vigueur d’un buste élargi de nageur, source inépuisable de souffle et de maturité vocale. Grave, medium et aigu sont également sonores et trouvent aisément leur balance dynamique. Le timbre débarrasse le plateau des poussières de l’environnement sonore pour raser de près et de frais tout ce qui peut l’être. Dans ce monde d’opulence expressive, pasolinien parfois, il en fait scéniquement juste assez, juste à temps (« Dunque io son, Largo al factotum »).
Il ne semble pas véritablement y avoir de seconds rôles dans cette distribution, tant les autres protagonistes offrent des prestations attachantes et caractérisées. Le docteur Bartolo est moins gâteux que mafieux. Il est interprété par le baryton italien, Bruno De Simone, aux faux airs de Parrain et de Nino Rota. Le chant est exact, efficace, affûté, solidement projeté : à la dimension du vaisseau d’Orange. Le falsetto est irrésistible quand il s’agit de grimer les gêneurs. Il a un petit hachoir dans la bouche lors de son célèbre air auto-portrait, « A un dottor della mia sorte ! » débité dans un implacable tempo véloce de traits d’orchestre.
Le Don Basilo de la basse Alexey Tikhomirov est très à l’aise dans sa profonde clé de fa et son pantalon trop court, et vient faire trembler la terre du plateau, lors de son air de la Calomnie. Côté anthologie de figures décalées, vient la délurée Berta d’Annunziata Vestri, aux sourcils de louve. La mezzo sait passer de l’employée de maison, munie d’un balai, à la danseuse de charme, s’y enroulant de manière provocante, crinière alors déployée. Elle chante, d’un timbre généreux, ses récitatifs comme des airs, et ses airs avec le naturel et la diction active des récitatifs. Le rôle de Fiorello, quoi que bref, mais ouvrant le bal, est impeccablement tenu par le baryton Gabriele Ribis. Cette belle armoire à sons ouvre les portes et les tiroirs de l’intrigue, avec solidité et truculence. Il appelle, en héraut, en supporter, l’énergie de fanfare des chœurs masculins, les suaves ou tonitruants Chœurs des Opéras d'Avignon et de Monte-Carlo.
Le troisième homme, après celui de la scène et celui du plateau, est celui de la fosse, occupée par l’Orchestre national de Lyon, et que rejoint et quitte au pas de course le chef milanais Giampaolo Bisanti. Plaisir, énergie, subtilité caractérisent une direction où la baguette est remplacée par une bouche qui fait chanter d’une seule voix, très finement ouvragée, la phalange lyonnaise. Les cuivres sont raffinés, les bois transparents, les cordes exactement en place. Rien ne tonitrue, rien n’est épais, tout y avance et sonne juste et juste à temps : en Figaro et en crescendo orchestral.
Le générique de fin clôt ce moment d’opéra où le rire n’est jamais sarcastique, le subterfuge toujours tendre, le loufoque parfois nostalgique : une relecture, sans précaution inutile, saluée très longuement par l’auditoire de notre temps.
Retrouvez dès à présent le replay du Barbier de Séville par Adriano Sinivia aux Chorégies d'Orange :