À Peralada, Thaïs porté par le duo Plácido Domingo et Ermonela Jaho
Thaïs de Jules Massenet se veut en premier lieu comme un hymne presqu'amoureux à la cantatrice préférée du compositeur, la stratosphérique voix américaine dotée de trois octaves, Sybil Sanderson. Pour Esclarmonde, un autre ouvrage créé par elle dans le rôle-titre, il lui a concédé un contre-sol. Trois contre-ré, dont celui facultatif « de l’air du miroir », émaillent la partition de Thaïs. Mais le rôle ne se résume pas à cela : il convoque une voix bien assise, presque charnue. L’histoire paraît simple, l’action se déroulant en Egypte, notamment à Alexandrie : le Cénobite Athanaël, après dix années passées dans le désert, quitte ses compagnons pour aller sauver l’âme de la superbe courtisane Thaïs, égérie d’Alexandrie. Il n’a jamais oublié son image depuis sa jeunesse dédiée au plaisir. Il parviendra à obtenir sa rédemption, la menant à travers le désert au monastère des Filles Blanches d’Albine. Revenu à son ermitage, il voit en rêve Thaïs agoniser. Il parviendra in extremis à lui avouer son amour, mais trop tard : l’âme purifiée de Thaïs s’envole vers les cieux ! L’intérêt dramatique ne faiblit à aucun moment de l’ouvrage.
La version concertante donnée au Festival Castell de Peralada bénéficie en premier lieu de l’expérience du chef d’orchestre Patrick Fournillier placé à la tête de l’Orchestre du Théâtre Royal de Madrid. Le chef français longtemps animateur du Festival Massenet de Saint-Etienne, où il a vraiment ressuscité des ouvrages rares du compositeur (Amadis, Cléopâtre, Roma, Thérèse entre autres) comprend mieux que tout autre les composantes de la musique de Massenet. Sa direction de Thaïs répond à toutes les exigences requises, d’essence puissamment lyrique, passionnée et toute envahie d’amour. Il déploie pour ses interprètes un tapis musical propre à susciter le meilleur.
Plácido Domingo ne cesse encore d’étonner par une activité qui semble ne jamais devoir se relâcher. Son âge déjà avancé ne fait rien à l’affaire ! Après Peralada, il devait gagner sans tarder le Festival de Bayreuth pour la première des trois représentations de La Walkyrie de Wagner qu’il y dirige, tout en intercalant à Salzbourg Zurga dans Les Pêcheurs de Perles de Bizet et avant de partir à Lisbonne pour diriger le concert final du concours Operalia qu’il a créé. En belle forme vocale, notamment au niveau des aigus, le bas de la voix apparaissant plus sourd, et même si Athanaël requiert un baryton plutôt grave, son interprétation du Cénobite force l’admiration. Toujours excitante voire passionnée, son approche chavire pour se conclure de façon bouleversante sur l’aveu de son amour pour Thaïs. Cette dernière trouve en Ermonela Jaho une interprète presque idéale. Magnifiquement vêtue d’une robe rouge flamboyant au début, elle apparaît ensuite à l’acte de l’oasis en repentie, les cheveux dénoués, en robe bleu pâle. Elle offre un festival de pianis presque impalpables basé sur une générosité qui jamais ne se dérobe, maîtrisant sans aucun effort les notes suraigues, dont les contre-ré, composant un personnage un rien débordant peut-être au premier acte, plus authentique et profond ensuite. Seul le bas de la voix -une partie de la tessiture étendue du rôle l’obligeant à forcer le trait et se situant dans ses mauvaises notes de passage-, déçoit un peu. Mais la flamme de l’interprète balaie ces quelques réserves.
Jean Teitgen tient le rôle de Palémon, le chef de la communauté des Cénobites. Dans un français parfait, la voix donne ses plus belles notes et le legato est à souligner. Très beau Nicias du ténor espagnol Michele Angelini : le timbre est fort agréable, la ligne de chant soignée et la compréhension du rôle totalement acquise. Le si beau duo, bien trop court cependant, Nicias/Thaïs du premier acte « Nous nous sommes aimés une longue semaine » est chanté à la perfection par les deux artistes.Le duo Crobyle/Myrtale, les deux esclaves de Nicias, s’impose grâce au talent conjugué de la soprano Elana Copons, au beau tempérament, et de la mezzo, Lidia Vinyes Curtis. Sara Blanch se joue des suraigus de l’Enchanteresse (le spectacle est donné sans la musique de ballet, en dehors de cette intervention). Marifé Nogales donne toute satisfaction dans le rôle d’Albine, abbesse du Monastère des Filles Blanches qui accueille Thaïs à la demande d’Athanaël. Thaïs a repris toutes ses couleurs sous le soleil espagnol, mais le ciel de la France lui manque cruellement désormais.