Rencontre de deux monuments architecturaux : le Requiem de Berlioz à la Basilique Saint-Denis
C'est avec extase que Berlioz reçoit, insigne honneur pour ce compositeur en mal de reconnaissance dans sa famille et sa patrie, une commande de l'État français pour rendre hommage aux victimes de la révolution de 1830. En ébullition, il compose en trois mois son Requiem (ou Grande Messe des morts) « Le texte du Requiem était pour moi une proie dès longtemps convoitée, qu'on me livrait enfin, et sur laquelle je me jetai avec une sorte de fureur. Ma tête semblait prête à crever sous l'effort de ma pensée bouillonnante… ». Malheureusement, la commémoration est annulée sous prétexte d’obscurs motifs politiques. Il faut attendre six mois pour qu’une nouvelle cérémonie officielle soit organisée et le Requiem créé en décembre 1837 en l’Église Saint-Louis des Invalides. Il faut donc un lieu à la mesure de cette légende.
Cette œuvre compte ainsi déjà parmi les emblèmes du Festival de Saint-Denis, grâce aux prestigieuses versions qui y ont été dirigées par Colin Davis et John Eliot Gardiner. C'est désormais au tour de Valery Gergiev de porter cette composition monumentale. D’abord connu pour avoir redoré le blason de l’ex-Kirov devenu Théâtre Mariinsky de Saint-Pétersbourg, le chef parcourt à présent le monde entier, insufflant une énergie inébranlable dans toutes ses interprétations (et ce soir ne fait pas exception). Soutenant des tempi rapides et n'opérant aucune pause entre les six premiers numéros du Requiem, il traverse le cercle des enfers (Dies irae, Quid sum miser, Rex tremendae, Quaerens me, Lacrimosa) dans une urgence tendue.
L’effectif orchestral et vocal, bien que réduit par rapport aux exigences de Berlioz, n’en demeure pas moins colossal et semble quelque peu à l’étroit sur la scène installée pour le Festival sous l’orgue de la Basilique. L’Orchestre National de France, présent chaque année à Saint-Denis, répond miraculeusement à la gestique du chef qui ne se contente pas d’une simple battue de mesure, mais exprime également, par des petits mouvements des doigts, l’idée du son vivant et nourri.
Le haut niveau musical de l’orchestre permet de faire déguster toutes les subtilités de l’écriture de Berlioz pour qui la couleur instrumentale est l’essentiel, l’organique de la musique. Ainsi les cordes apparaissent-elles tantôt mélancoliques, tantôt nerveuses, les bois affligés (cor anglais et basson du Quid sum miser), les percussions féroces (Tuba mirum) mais aussi aériennes (cymbales du Sanctus). L’orchestre conçu comme une palette de couleurs abondantes est porté par l’intention dramatique qui épouse le texte avec beaucoup d’émotions.
Le Chœur de Radio France interprète pour la deuxième fois cette année ce Requiem : pour célébrer ses soixante ans, un dispositif de collaboration avec des chœurs étrangers a été mis en place et, sous la direction de Mikko Franck en avril dernier à la Philharmonie de Paris, un chœur allemand s’était joint à celui de Radio France pour interpréter cette œuvre. C'est un chœur romain, celui de l’Accademia Nazionale di Santa Cecilia qui unit à présent ses voix aux chanteurs parisiens. Cette masse vocale trouve elle aussi difficilement sa place derrière l’orchestre et les pupitres de femmes doivent être scindés entre les énormes piliers de l’édifice. Berlioz traite la couleur vocale comme la couleur instrumentale, véritable ossature de son principe de création. En lien avec le texte, le chœur déploie une palette sonore infinie, de la clameur générale aux murmures délicats. La beauté du son d’ensemble (Quaerens me chanté entièrement a cappella) peut toutefois être fragilisée par des problèmes de justesse lorsque les accords des instruments à vent ponctuent l’oraison des voix masculines. Mais il est fort à penser que, placés si loin derrière l’orchestre, les pupitres d’hommes aient du mal à l’entendre.
Cet effectif très fourni invite à la démesure et aux effets grandioses, mais la plus grande partie du Requiem se situe dans une nuance piano favorisant l’intériorité. Le silence côtoyant la musique (motifs ascendants des cordes entrecoupés de soupirs dans l’Introït) et le ton psalmodique de certaines parties (dans l’Offertoire, le chœur murmure une litanie sur deux seules notes) invitent au recueillement intime. Cependant Berlioz a voulu une musique de contrastes et l’irruption soudaine de fanfares et de percussions à certains moments clés (les trompettes du Jugement dernier du Tuba mirum, le grondement menaçant dans le Lacrimosa) brisent le recueillement pour atteindre des pics de violence cataclysmique. Berlioz, en précurseur des expériences spatiales de la musique concrète, avait prévu quatre ensembles de cuivres séparés, disposés aux quatre coins de l’édifice devant assaillir l’auditeur. Sans doute pour des contingences de place ou acoustiques, le chef a-t-il préféré garder les cuivres face à lui, les plaçant dans les bas côtés. L’effet de flamboyance furieuse préservé n’a cependant pas la même portée qu’au moment de la création de l’oeuvre : « L’épouvante produite par les cinq orchestres et les huit paires de timbales ne peut se peindre. Un des choristes fut pris d’une attaque de nerfs et le curé des Invalides pleura sur l’autel un quart d’heure après la cérémonie » (lettre de Berlioz à Humbert Ferrand).
La seule intervention vocale soliste dans cette partition essentiellement chorale se situe au moment du Sanctus, page céleste au cours de laquelle les voix angéliques des femmes répondent au ténor Alexander Mikhailov. Le timbre clair convient parfaitement à la mélodie simple du Sanctus et le chanteur possède la puissance nécessaire pour emplir l’immensité de la nef. Les voyelles claires et ouvertes mettent en évidence les liens de la ligne vocale avec la musique italienne. S’appuyant fortement sur les consonnes et dans un grand respect des nuances, le ténor exprime précisément le texte liturgique. Ce Sanctus, entrecoupé d’interventions du chœur (Hosanna) dans le style d’une fugue classique, est un moment de grâce de cette soirée. Soirée très appréciée du public qui pourrait reprendre les termes d’Alfred de Vigny après la création aux Invalides : « la musique était belle et bizarre, sauvage, convulsive et douloureuse. »