Didon et Énée à Aix-en-Provence : au pied du mur des lamentations
L’opéra baroque proposé par l’édition 2018 du Festival d'Aix-en-Provence est ce magnifique concentré dramatique écrit par Purcell, sur un livret de Nahum Tate au parfum shakespearien, et créé, semble-t-il, en décembre 1689 au Pensionnat pour jeunes filles de Chelsea.
Il s’agit d’une nouvelle production du Festival d'Aix-en-Provence et de son Académie, en coproduction avec le Théâtre du Bolchoï. Il est dans cette production "allongé" par un prologue, écrit par Maylis de Kerangal, écrivaine des bords de mer, de ses vents et de ses désespoirs (Corniche Kennedy par exemple) : un choix politique, esthétique, mais aussi logistique (la durée de Didon et Énée ne suffisant pas pour une soirée). Ce cinquième et avant-dernier spectacle d'Aix 2018 (retrouvez tous les précédents en comptes-rendus et bientôt en vidéos intégrales sur Ôlyrix) est l'occasion de voir émerger un point commun entre toutes les productions, dont on ne sait s’il est volontaire ou propre à l’air du temps, tant les équipes et les œuvres sont différentes : la longue saga, la narration. La parole de l'opéra, l'individu protagoniste qui exprime plus qu'elle n'explique : qui prend l'auditoire à témoin.
La mise en scène de Vincent Huguet refuse ainsi l’artifice, le comique, le léger, pour montrer combien les hommes sont responsables de leur destin et n’ont pas à se défausser sur les Dieux, reproche que fait Didon à Énée. Aussi, les sorcières ne sont-elles que nos voix intérieures les plus sombres. La conception ne comporte pas d’effet gratuit de mise en scène, mais des choix très soulignés, érudits, pétris de références historiques et littéraires (sans ostentation toutefois). Il s’agit d’une tonalité générale, d’une mise en perspective géo-politique, comme en témoignent les gesticulations et les immobilités des figurants et des chœurs, peuples victimes. Les décors d’Aurélie Maestre installent un mur de lamentation et de pierres, déjà en ruine, support de graffiti. Il fait tout pour cacher la mer, lieu de mort. Ce mur est ici oppressant, bloquant, irrespirable, écrasant, comme pour mieux figurer l’entassement des êtres soumis en esclavage, y compris par Didon, selon les dires du Prologue. Il sature la scène et sans doute la projection sonore, conduisant les chanteurs solistes à se surpasser pour passer cette épaisse rampe minérale.
De fait, ignorant la mer, le bateau (ou plutôt un morceau de poupe avant) ne peut pas voguer mais il doit descendre du ciel, par d’épais cordages. Derrière le mur, ni voiles, ni sirènes, mais une brume inquiétante, qui semble indiquer que les profondeurs bouillent de colère envers les humains. La mer est mangeuse d’hommes.
Les costumes de Caroline de Vivaise sont picturaux et cinématographiques, statues de victimes antiques et de soldats (curieux écho pour le public à l’opération sentinelle dont les soldats bien actuels patrouillent à la sortie du Théâtre de l’Archevêché). Les chœurs des Carthaginois, en vêtements de dockers plus que de marins (personne ne prend la mer dans cette mise en scène), ramènent l’œuvre à sa dimension historique la plus tragique, jusqu’au sacrifice. Didon ne semble d’ailleurs pas mourir d’amour, mais pour répondre de ses exactions politiques. C’est la narratrice du prologue, la femme de Chypre mise en esclavage, haineuse, qui vient lui apporter le poison. Didon a trahi, notamment la cause des femmes, par la fondation même de Carthage. Elle devra expier, en tant que femme.
Le jour n’apparaît jamais dans sa lumière. Celles de Bertrand Couderc ont la noirceur du ground (basse obstinée qu’utilise Purcell dans l’air final de Didon). Ainsi, la terre attire à elle, dès le prologue, la Reine Didon vers son destin funeste. En revanche, la scène est amplement bruitée en coulisse pour figurer l’orage. Dommage qu’il faille alors et trop souvent tendre l’oreille, pour apprécier l’harmonie musicale.
Le rôle de la femme de Chypre du Prologue est tenu par Rokia Traoré, chanteuse et actrice malienne, danseuse de mots et de sons, faisant de son corps entier une antenne entre terre et ciel. Actrice engagée, sa présence vient confirmer l’orientation du Festival. Une action en faveur des migrants et des réfugiés est articulée à une réponse musicale : favoriser, tant au sein de l’Académie que dans la programmation, le dialogue interculturel (ce que nous verrons à nouveau demain avec le dernier spectacle aixois, Orfeo & Majnun). Elle apparaît côté Jardin, au milieu de pleureuses muettes, silhouettes voilées et disposées en fresque orientaliste, et se déplace en lentes poses jusqu'au milieu de scène.
L’Afrique encore, lui fait face, avec la Didon de la soprano sud-africaine Kelebogile Pearl Besong. Reine d’Afrique magnifique, hiératique et solitaire, elle donne à l’œuvre de Purcell une dimension édifiante plus qu’amoureuse. Elle est plus convaincante dans les vocalises colériques que dans l’émoi lyrique. Son beau vibrato ne demande qu’à chauffer et amplifier la ligne vocale jusqu’à la dimension du drame et de l’espace scénique. Mais il reste souvent « emmuré », replié sur la poitrine et son souffle expirant [le 9 juillet, deux jours après cette première, Kelebogile Pearl Besong était contrainte de se retirer de la production « pour raisons de santé », se voyant remplacée par Anaïk Morel, ndlr].
Énée fait une apparition étonnante, héroïquement stylisée, dans cet univers prônant le naturel. Le baryton américain Tobias Greenhalgh est ainsi parfaitement à sa place dans le rôle de l’Autre, venu d’un continent lointain, redoutable guerrier en habit militaire, toujours prêt à dégainer son pistolet. Son vibrato est aussi large que ses gestes. Le timbre est un kaléidoscope, aux changements de couleurs rapides et saisissants. De ce ciselage et de son baryton, il sait faire surgir la douceur et son amour pour Didon.
Amérique encore, mais du Sud, avec la Belinda de Sophia Burgos. La confidente au rôle et à la voix réconfortante est habillée en contre-emploi, en officière dont il ne manque que la cravache. Le contraste n’en est que plus marqué avec son timbre, au beau fruité d’abricot mûr, et avec la conduite de ses lignes, claires, souples et fluides.
La Dame d'honneur est chantée avec d’heureuses précautions, un sens de la mesure et des dynamiques par la soprano écossaise Rachel Redmond. Son filet vocal est efficacement projeté, alors qu’elle doit parvenir à glisser son brillant décoratif entre deux timbres chauds, l’un bouillant, l’autre désarmant.
Le second trio féminin de l’œuvre, est celui des créatures surnaturelles et malfaisantes. La française Lucile Richardot assume deux rôles caractérisés, la Sorceresse et l’Esprit messager, de son mezzo le plus malléable, afin de mieux se fondre dans la conscience d’Énée et les oreilles de tout l’auditoire. Elle déclame des graves frémissants, ourlés de souffles menaçants, en contrepoint avec les grattements instrumentaux. Les deux sorcières réunissent leur dualité en une même voix étrange, aux dissonances appuyées. Fleur Barron est une mezzo qui donne pourtant à sa partie une couleur brillante surréelle, allumée et conquérante. Majdouline Zerari, autre mezzo, reste davantage fidèle à son timbre, afin de peindre de manière inquiétante et voilée, les imprécations de sa consœur. Le marin est enfin interprété par le pétillant ténor anglais Peter Kirk, seul rôle du plateau à mobiliser ce registre baroque énergique. Il incarne ainsi la navigation, en solitaire.
L'auditoire pressent l'érudition de Václav Luks dans sa direction, soupesée et néanmoins crépitante, partant à l’aventure plus qu'à l'abordage. C'est également l'occasion d'admirer Pygmalion, sans bornes : cet ensemble qui interprète également cette année à Aix La Flûte enchantée, toujours avec intelligence sonore et dramatique, comme un manuscrit vivant et enluminé, notamment ici par le clavecin, la harpe et les théorbes.
La conclusion de l'opus est donnée par la Scène finale, l'air "When I am laid in earth" ("Lorsque je serai portée en terre"), alors que la narratrice du prologue accorde son pardon en recouvrant tendrement la dépouille de Didon avec son propre manteau.
Le public, plongé dans la noirceur de ce drame des bords de mer et de mur de lamentation applaudit longuement, mais sans éclat d’enthousiasme, ce qui paraîtrait irrespectueux pour une œuvre à ce point placée sous le signe de l’actualité la plus sombre.