Karine Deshayes en récital à Orange, ou l’art de l’entre-deux
Dans le cadre des récitals de la Cour Saint-Louis, Karine Deshayes propose, peu avant la première mouvementée de Mefistofele, un récital composé pour la première partie de mélodies de Gounod (les mélancoliques Le Soir, L’Absent, et l’enjoué Boléro) et de Rossini (Beltà crudele, Il risentimento, et Nizza, et pour la seconde d’extraits d’opéras (La Reine de Saba de Gounod, Les Huguenots de Meyerbeer, La Donna del lago et Semiramide de Rossini). Ce programme, judicieusement construit, donne à entendre des pages aux tonalités très variées, retenant ainsi constamment l’attention des auditeurs, et permet également à l’interprète de faire valoir ses très nombreuses qualités.
Le raffinement de la diction, tout d’abord, aussi bien dans le répertoire italien que dans les pages françaises. Cette qualité est particulièrement appréciable dans les mélodies, qui ne délivrent pleinement leur charme que lorsqu’opère l’indispensable alchimie faisant fusionner texte et musique. Les vers de Lamartine (Le Soir), Alexandre-Joseph de Ségur (L’Absence), Jules Barbier (Boléro), Émile Deschamps (Nizza) ou encore Métastase (Il risentimento) sont ainsi pleinement respectés et mis en valeur, et Karine Deshayes leur apporte à chaque fois la touche poétique ou dramatique requise : mystère ineffable du « rayon de l'astre nocturne [qui] vient mollement toucher [l]es yeux » du poète (Le Soir), humour cinglant de la femme refusant l’amour de son soupirant (le Boléro de Barbier), amour désespéré du poète (Il risentimento).
Le sens de la nuance, par ailleurs, se manifeste constamment, dans le soin apporté à la ligne musicale, l’attention accordée à la fin des phrases, la couleur idoine donnée à tel mot, telle syllabe. La voix chaude de Karine Deshayes peut ainsi passer sans effort du pianissimo frémissant sur « Le soir ramène le silence » (premier vers du « Soir ») aux forte éclatants de La Reine de Saba, en parcourant en fonction des contextes dramatiques et musicaux toute la gamme des nuances d’intensité. Ce sens des nuances est mis au service de la caractérisation des personnages d’opéras, Karine Deshayes réussissant l’exercice difficile d’incarner par le biais d’un seul air la Reine de Babylone (Semiramide), la tendre Elena de La Donna del lago ou la mutine Rosine du Barbier (proposée en bis). Quant à l’air de Balkis La Reine de Saba, elle en propose une interprétation inspirée de Régine Crespin (elle en reçut les conseils) tout en s’en distinguant sensiblement : là où Crespin privilégiait la noblesse et le hiératisme de la souveraine, Karine Deshayes réserve ces caractéristiques pour la reprise de « Plus grand dans son obscurité », la première occurrence de ce motif traduisant plus le frémissement amoureux de la femme que la grandeur de la reine.
La maîtrise technique de la chanteuse, aux vocalises précises, au souffle parfaitement tenu, à la projection impérieuse, lui permet d’alterner sans effort apparent certaines pages ressortissant au répertoire de mezzo et d’autres habituellement chantées par des sopranos (La Reine de Saba). Impeccablement accompagnée par le talentueux Dominique Plancade qui, en tant que soliste, propose de brillantes interprétations (d’ailleurs fort applaudies) de la Grande fantaisie pour piano sur des motifs de la Serenata et de l’Orgia des Soirées musicales de Rossini (Liszt), et de la Fantaisie pour piano sur un thème du Barbier de Séville de Ginzburg, Karine Deshayes fait entendre, une fois ou deux et de façon presque imperceptible, une voix un peu plus rebelle, un peu moins ronde qu’à l’accoutumée : vraisemblablement en raison de l’atmosphère vraiment étouffante dans laquelle le concert se déroule. Les deux artistes ont d’ailleurs l’immense mérite de mener à son terme ce très beau concert sans rien laisser paraître de l'inconfort qui dut être causé par la chaleur sous les rayons brûlants d’un soleil particulièrement agressif. Le public les en remercie avec enthousiasme !