L’Italienne à Alger selon Spinosi à Versailles : un euphorisant plébiscité
Il est certains spectacles dont la réussite exceptionnelle ne s’explique pas tout de suite de manière limpide : toutes les conditions sont certes réunies à Versailles pour que le public passe une très agréable soirée rossinienne. Mais c’est bien plus que cela qui lui est offert. Il n’est qu’à observer, au sortir du concert, le visage des spectateurs, littéralement rayonnants de bonheur, pour comprendre que quelque chose de rare vient de se produire : une symbiose entre le plateau et la salle, un bonheur de jouer et de chanter se transmuant quasi instantanément en pure jouissance artistique pour le public.
Les raisons sont sans doute à chercher avant tout dans le plaisir manifeste éprouvé par tous les acteurs de la représentation, des huit choristes masculins du Choeur de chambre Mélisme(s) – dont les interventions sont pourtant assez peu nombreuses – jusqu’aux musiciens de l’orchestre – souriant aux facéties dramatiques et musicales de l’œuvre dès que la partition leur permet de souffler –, sans oublier bien sûr les solistes, dont tout, absolument (sourires, mimiques, implication, jeu d’acteur) traduit l’intense joie d’être là et de chanter. Quant à Jean-Christophe Spinosi, il dirige amoureusement, de son visage (lumineux, rayonnant) presque autant que de la baguette une œuvre qu’il adore, et qu’il fredonne de la première à la dernière note en même temps que les chanteurs !
« Version de concert », dit le programme. Il s'agit pourtant d'une véritable représentation scénique, tant l’implication des interprètes est totale. Au demeurant, il s’agit plutôt d’une mise en espace, avec utilisation d’accessoires et jeu d’acteur. Dès leur entrée en scène, Emilie Rose Bry (Elvira) et Rosa Bove (Zulma) plongent le spectacle en pleine comédie. La physionomie renfrognée, déprimée, pleurnicharde de la première est irrésistible, et les mimiques de la seconde, outrée de l’attitude du Bey et tentant en même temps de réconforter sa maîtresse ne le sont pas moins. Quant à l’entrée en scène de Luigi De Donato/Mustafa (bellâtre, arrogant, chemise blanche ouverte sur un torse viril, œil sombre et conquérant, démarche du parfait macho), elle plonge la salle dans l’hilarité ! Luigi De Donato, excellent acteur, est tout aussi drôle lorsqu’il commence à perdre de sa superbe et comprend qu’il se fait berner (il en devient presque touchant !), tout comme bien sûr dans les deux scènes du « Pappataci ». Les autres interprètes sont tout aussi impliqués dans la comédie : le « quatrième mur » de la scène tombe très rapidement, l’interaction acteurs/spectateurs est parfaite, le public est conquis en quelques minutes et manifeste continûment sa bonne humeur et son amusement.
Musicalement, l’ambiance est à l’avenant, pareillement joviale, pleine de théâtre et d’humour. Le Rossini de Jean-Christophe Spinosi et de son Ensemble Matheus a ses admirateurs (au premier rang desquels Cecilia Bartoli), mais aussi quelques détracteurs, tant ses lectures diffèrent de ce que l’on entend habituellement dans ce répertoire. De fait, on peut être surpris par les sonorités un peu vertes de certains instruments (les cuivres, la première intervention du hautbois dans l’ouverture), une justesse moins parfaite qu’avec d’autres orchestres plus traditionnels, le choix de certains tempi. Mais quelle vie ! Ce Rossini est tout sauf mécanique. L’orchestre suit les méandres de l’action et palpite au gré des péripéties, il semble par ailleurs jouer la musique et la commenter tout à la fois ! Telle sonorité des bois sonnera comme un commentaire ironique, tels traits des violons comme une manifestation d’impatience, telle ligne du piccolo comme une remarque amusée. Et quel panel de nuances, ne serait-ce que dans les tout premiers pizzicati de l’ouverture ! Bref, bien plus que la beauté du son, Jean-Christophe Spinosi cherche (et trouve) dans son orchestre l’électricité et la vie qui sont celles du théâtre.
La distribution réserve bien des surprises. En Isabella, Aytaj Shikhalizade suscite d’abord une certaine perplexité : la voix manque de projection et sonne un peu sourde (elle est couverte dans les ensembles), les registres ne sont pas toujours bien soudés, la virtuosité n’est pas parfaite. Et surtout, il manque à cette Isabella l’élocution claire, incisive, presque insolente de celle qui se vante de savoir mener les hommes à la baguette. Mais au deuxième acte, tout change : la voix gagne en puissance, en assurance, la technique vocale devient plus sûre, et Aytaj Shikhalizade délivre un « Pensa alla patria » (« Pense à la patrie ») de belle tenue, y compris dans la reprise avec variations. En Elvira, Emilie Rose Bry fait entendre une voix belle, longue et puissante : c’est elle qui mène l’ensemble final du premier acte ! Impeccable, la Zulma de Rosa Bove parvient à donner une vraie épaisseur à ce rôle secondaire.
Philippe Talbot délivre en Lindoro une voix agréable, souple, d’une belle rondeur, capable de jolies nuances (très belle reprise pianissimo de « Languir per una bella »). La virtuosité est un peu sage (notamment dans les ensembles) mais suffisamment précise – et surtout, les vocalises restent agréablement liées, et ne sont pas chantées constamment et uniformément staccato (piquées). José Coca Loza n’a que peu à chanter en Haly et c’est fort dommage tant il s’acquitte bien de sa tâche ! il faut par ailleurs saluer son incroyable performance consistant à tenir le clavecin au pied levé au début du spectacle tout en chantant son rôle, en attendant que l’instrumentiste, victime d’un vol d’avion retardé, ne rejoigne enfin son clavier au milieu du premier acte ! Christian Senn, trop peu vu en France, fait entendre une voix et déploie un art du chant en tout point dignes d’éloges – presque un peu trop « chics » pour ce pleutre et ce benêt de Taddeo ! Il récolte de beaux applaudissements après son air du deuxième acte. Quant à Luigi De Donato, son Mustafa est exemplaire. Doté d’un timbre plutôt clair – ce qui ne l’empêche nullement d’atteindre les graves les plus profonds de sa partie –, il fait montre également d’un grand sens des nuances, d’une belle virtuosité (avec une précision exceptionnelle dans les vocalises !) et d’un rare sens du mot (sa façon de dire « Venga ! » / « Venez ! » à Isabella au deuxième acte, comme s’il allait la dévorer !). Ces qualités précieuses, qui s’ajoutent à une belle prestance naturelle et d’indéniables dons de comédiens, lui valent auprès du public un magnifique succès.
Le concert est couronné par d’interminables applaudissements, et le chef ne résiste pas au plaisir de bisser le finale, pour le plus grand bonheur des spectateurs.
À noter : Jean-Christophe Spinosi et l’Ensemble Matheus interprèteront une nouvelle fois L'Italienne à Alger le 7 juillet prochain aux Hospices de Beaune, avec de nouveau Philippe Talbot en Lindoro et Luigi De Donato en Mustafa.