Mikhaïl Timoshenko livre à l'Amphithéâtre Bastille la recette du (récital) franco-russe
Le séjour de Mikhaïl Timoshenko à l’Académie de l’Opéra national de Paris (il y est entré en septembre 2015) ne sera pas passé inaperçu, et le jeune chanteur est déjà suivi par un public fidèle et enthousiaste : l’Amphithéâtre Bastille affiche complet jeudi soir, et l’impatience des spectateurs est palpable avant que le concert ne commence.
Le programme est conçu avec une grande intelligence (déjà perceptible dans son interview) : une première partie russe, souvenir du pays et de la culture d’origine du chanteur et un second volet français, en hommage au public venu l’écouter et à ses nouvelles attaches. Ces deux parties sont séparées par une pièce de musique de chambre (le premier mouvement du Quintette n°1 en la mineur, op. 30 de Louise Farrenc). À l’exception du cycle Don Quichotte à Dulcinée qui clôt le concert, le chanteur a choisi des mélodies plutôt rares : deux Duparc (la Sérénade florentine et La Vague et la cloche) ou encore Guy Ropartz (1864-1955), Nikolaï Medtner (1880-1951), Rachmaninov, Tchaïkovski, Rimski-Korsakov ou Moussorgski. Si les mélodies russes ne sont pas toutes familières au mélomane français, elles ont toutes été composées sur des poèmes de Heine ou Goethe ayant également été mis en musique par Schubert, Schumann, Damrosch, Liszt, Mendelssohn ou Berlioz – ce qui permet bien sûr à l’auditeur de se livrer à d’intéressants jeux de comparaisons. Comble du raffinement dans l’élaboration du programme (ou heureux hasard ?), la partie « française » commence par les quatre mélodies de Guy Ropartz, composées à partir de traductions françaises de poèmes de Heine (Quatre poèmes d’après l’Intermezzo d’Heinrich Heine), ce qui assure une transition douce et logique avec le premier volet du récital.
Thibaud Epp est pour Mikhaïl Timoshenko l’accompagnateur parfait : trouvant le difficile équilibre entre discrète sobriété et vraie présence, il se montre constamment attentif au chant de son partenaire et pose pour lui des cadres sonores propices à l’émergence d’ambiances très diverses, de la mélancolie de « Et j’avais une patrie » (Rachmaninov), du vide glaçant des premières mesures d’ « Un sapin solitaire s’élève » (Rimski-Korsakov) à l’humour grinçant du chant de Méphistophélès (Moussorgski). Saluons par ailleurs la parfaite polyvalence de ce jeune artiste, pouvant assumer tout à la fois les fonctions de pianiste, de chef de chant, mais aussi, à lui tout seul, de « chœur d’hommes », comme en témoigne son amusante participation au « Veau d’or » du Faust de Gounod donné en bis !
Les cinq musiciens chambristes font montre d’une belle complicité et d’une musicalité sans faille dans l’extrait du Quintette de Farrenc : virtuosité expressive du violon d’Aymeric Gracia et de l’alto de Beatriz Ortiz Romero, précision et musicalité du pianiste Alessandro Praticò (jouant sans partition), sonorités chaudes des cordes graves (violoncelle de Hsing-Han Tsai et contrebasse de Felipe Devincenzi), tantôt ponctuant de leurs interventions la ligne mélodique, tantôt assumant celle-ci brillamment. Et quel plaisir d’entendre la musique de cette compositrice, si appréciée en son temps et injustement oubliée après sa mort.
Quant à Mikhaïl Timoshenko, il est doué d’une vraie présence (il « accroche » immédiatement le regard), chic et élégant en toutes circonstances (même lorsqu’il s’agit de retirer avec son pied droit une mystérieuse bande noire restant obstinément collée sous sa semelle gauche, pour le plus grand amusement des spectateurs), il offre un véritable festival de couleurs, de nuances, de sensibilité, de justesse dans l’interprétation. Le chanteur ne donne jamais l’impression d’atteindre ses limites, en termes de souffle, de puissance, d’aigus (seul l’extrême grave sonne parfois un peu sourd). Il apporte un très grand soin à la ligne de chant (toujours élégante et portée par un souffle parfaitement maîtrisé), voue son attention aux mots (sans jamais toutefois sombrer dans l’afféterie) et caractérise chaque texte : contraste entre l’impression de vide angoissant dans la première strophe du Pin et la Palme de Rimski-Korsakov et le lyrisme de la seconde strophe, virilité tendre du premier chant à Dulcinée (Ravel), exaltation amoureuse de « Elle m’aime ! » (Medtner). Il faut encore souligner l’excellence de l’articulation du chanteur, et sa bonne prononciation du français (même si celle-ci reste perfectible : certaines voyelles notamment sont parfois excessivement fermées, les « a » devenant « â », les « o », « ô »…). Devant l’accueil chaleureux du public, Mikhaïl Timoshenko offre deux bis : un magnifique Doppelgänger de Schubert, et un extrait du Faust de Gounod qui déchaîne les applaudissements !