Erismena à Saint-Denis, opéra déroutant et séduisant !
Erismena est un opéra vénitien de la seconde génération, celle qui a vu le genre se développer dans une prospère économie des loisirs à Venise, dans les nombreux théâtres privés qui fleurissent alors. Afin de séduire un public plus large et qui paye désormais sa place, les caractères sont donc amplifiés, qu'il s'agisse d'une nourrice ou des amoureux simples et sincères. L’obsession de la sensualité se marie avec l’éloge de la liberté, présentant des transports et des reports de sentiments déconcertants (pour qui s’attend à un développement psychologique des personnages et des relations). Le décor (signé Jean Bellorini et Véronique Chazal) met ici ces passions sur une sorte de "ring" carré, mais un carré mobile, qui peut s’élever, se pencher, devenir un plafond, une façade de cage, et autres. Il est complété par deux cabines surélevées qui permettent encore d'autres entrées, sorties et espionnages. Les innombrables ampoules éteintes ou allumées viennent compléter l’image scénique. Ce décor très mouvant ne spécifie jamais un lieu précis par l’image (parfois très belle) qu’il donne à voir. Il permet cependant la succession articulée des diverses scènes avec leurs différents personnages. Les costumes (Macha Makeieff) plutôt simples, sont parfois très typés (Alcesta ressemble à une américaine épanouie des années 1960, Argippo a quelque chose d’écossais), parfois "neutres" (le roi couronné, le soldat -Erismena travestie- en treillis, et dont seule la paire de chaussures roses peut indiquer par un cliché son genre véritable). Alerte et minutieuse, la mise en scène suit le déroulement du texte sans particulièrement en faciliter la compréhension (le livret est complexe : retrouvez ici l'argument). Cela étant, l’histoire centrale, celle d’Erismena, est elle claire (car assez linéaire).
Argippo (suivant d’Orimeno), pleinement campé par Andrea Bonsignore, avec sa belle voix de baryton, a plusieurs moments (airs, duos) qui lui confèrent une épaisseur de personnage. Benedetta Mazzucato, avec sa belle voix d’alto lui donne la réplique dans le rôle de Flerida (suivante d’Aldimira), qui elle aussi excède le simple rôle utilitaire de suivante, offrant un continuel éloge de la liberté sensuelle (mais la morale reste sauve : au moment de passer à l’acte avec Argippo, elle se réfugie derrière les arguments sociaux). Aldimira est un personnage étrange et versatile, en même temps une esclave à la Cour du Roi Erimante mais aussi une potentielle souveraine (favorite du Roi, celui-ci a promis de l'épouser en cas de victoire). D'autant qu'elle est fort courtisée et tombe follement amoureuse au premier regard d'Erismena (déguisée en soldat) : un personnage entier incarné avec fraîcheur et candeur par Norma Nahoun, avec un engagement théâtral remarquable et une voix frémissante des émotions qu’elle véhicule.
Malgré le jeune âge d'Alexander Miminoshvili, ce baryton-basse propose une incarnation très convaincante du Roi Erimante, vieil homme un peu dépassé (rappelant Le Roi se meurt d'Eugène Ionesco). Carlo Vistoli choisit pour sa part une posture doloriste (en constante lamentation) avec sa voix de contre-ténor particulièrement sonore et expressive pour incarner Idraspe, Prince ibère. Alcesta la nourrice est formidablement campée par l’excellent ténor de caractère Patrick Kilbride à la faconde réjouissante, saluée par le public. Dans les personnages secondaires, le militaire Diarte annonçant les victoires est bien interprété par le ténor Fabien Hyon et Clerio Moro est admirablement incarné par le contre-ténor Paul-Antoine Benos, complétant efficacement une distribution dominée par Francesca Aspromonte et Jakub Jozef Orlinski.
Francesca Aspromonte incarne donc Erismena, un très beau personnage avec une évolution complexe qui donne lieu à de nombreuses scènes musicalement émouvantes (lamenti) mais aussi des moments plus énergiques. L’incarnation théâtrale de Francesca Aspromonte est menée jusqu'au terme et épouse toutes les facettes du rôle. La voix est somptueuse, sombre, chaude, âpre, rayonnante et pleine des couleurs utiles là aussi à représenter ce parcours dramaturgique. Le chant est également sonore, facile, puissant ou caressant, confidentiel, bref au rendez-vous exact des passions.
Jakub Józef Orliński est un contre-ténor qui monte et qui montre ce soir le prince Orimeno allant jusqu’à trahir son Roi par amour pour Aldamira. Celle-ci, finira par lui rendre son amour en retour dans un finale (très beau dans son caractère serein et tendre) où, chacun étant identifié, le monde retombe sur ses pieds et où se lient enfin les couples qui le doivent. Véritable "bête de scène" (avec pour son entrée une break dance magistrale), avec une prestance magnétique, il incarne les divers aspects de ce rôle en déployant une merveilleuse voix sonore, qui renoue avec la magie de cette tessiture : sachant poitriner, avec un aigu véritable, il convoque le registre féminin sans l'imiter.
Le magicien de cette soirée est Leonardo García Alarcón, qui par ses choix paradoxaux rend vie et âme à des œuvres endormies dans l’oubli douillet des bibliothèques. Il dirige sa Cappella Mediterranea de main de maître et sait tenir, dans une énergie toujours allante, cette œuvre à la fois déroutante et séduisante !
Erismena capté au Festival d'Aix-en-Provence en 2017 :