Lyon : un Don Giovanni « sans histoire » !
S'appuyant sur le principe selon lequel que Mozart ne composerait pas sur le sens des mots et que Don Giovanni ne raconte pas qu'une seule histoire (dixit le metteur en scène dans un entretien publié dans le programme), David Marton prend le parti radical de gommer toute trame narrative de l’œuvre. Cette option serait sans doute fatale à des opéras dans lesquels l’intrigue joue un rôle essentiel, tels Les Noces ou Cosi. Elle ne l’est pas à Don Giovanni, où l’histoire finalement progresse peu durant les deux actes, et où les liens de cause à effet entre les événements sont bien plus ténus que dans les deux autres livrets de da Ponte. Ainsi David Marton s’autorise-t-il toutes les libertés : celle du lieu de l’action, tantôt un asile d’aliénés où évoluent une cow-girl, des travestis, un vieux médecin lubrique (Masetto) et son infirmière qui l’est à peine moins (Zerline), tantôt une sorte de palace en construction dont on ne voit que les murs en béton. Les situations dramatiques proposées sont le plus souvent sans aucun rapport avec ce que dit le texte : absence du Commandeur au début de l’acte I, Ottavio et Anna traversant calmement la scène lorsqu’ils crient vengeance, puis la retraversant à l’envers pour quitter le plateau, comme dans un film qu’on rembobinerait, Ottavio chantant son second air « Il mio tesoro » comme un crooner, en s’éclairant le visage avec une torche, tandis que Zerline, puis Don Giovanni, puis tous les protagonistes le rejoignent et se trémoussent pendant son chant avec sensualité.
Liberté est également prise par rapport aux émotions censées être véhiculées par telle ou telle page : le public s’esclaffe pendant le « Non mi dir » de Donna Anna, au cours duquel Ottavio quitte la scène puis revient à quatre reprises, chaque fois un peu plus vieux, pour finir en vieillard grabataire. Liberté par rapport aux paroles, parfois supprimées, parfois remplacées par un texte français déclamé par le protagoniste, ou encore apparaissant en surtitres à la place de la traduction des paroles prononcées. Liberté enfin avec la partition : certains récitatifs sont supprimés, enregistrés sur une bande son plus ou moins fantomatique, de l’air de Leporello « Ah, pietà, signori miei ! » / « Ah, pitié, mes seigneurs ! » ne subsistent que les derniers mots. Quant au sextuor final (après que Don Giovanni, qui ne sombre pas en enfer, se tranche les veines avec un rasoir apporté par un jeune homme en pyjama), il est purement et simplement supprimé. Il ne s’agit pourtant pas, pour autant, de la "version viennoise" de l'œuvre, le « Il mio tesoro » d’Ottavio étant conservé alors que le duo Leporello/Zerline « Per queste tue manine », spécialement composé pour Vienne, est coupé. Comme les productions antérieures de David Marton pour l’Opéra de Lyon, celle-ci ne fait pas l’unanimité, mais ne déclenche ni excès d’enthousiasme, ni bronca, comme si le public était maintenant devenu familier de ces procédés jugés extravagants et choquants il y a quelques années.
Musicalement, le bilan est contrasté. Philippe Sly, si applaudi dans ce même rôle à Aix-en-Provence l’été dernier, est annoncé souffrant. De fait, la projection est ce soir limitée, les aigus plafonnent, les nuances plutôt rares – malgré une belle reprise piano de la sérénade de l’acte 2 –, et la ligne de chant donne souvent l’impression d’une certaine nonchalance (les syllabes finales sont souvent escamotées, comme pour ménager les reprises de souffle dans « Fin ch’han dal vino » / « Tant que le vin »), sans qu’on puisse affirmer pour autant que cette impression soit due à l’état général du chanteur, ou participe de sa caractérisation du personnage, tant elle correspond à l’image visiblement voulue par le metteur en scène : celle d’un libertin épuisé, lassé, revenu de tout, malade, semblant parfois presque moribond. La remarque vaut aussi pour le Masetto de Piotr Micinski, dont la voix qui sonne ce soir un peu terne sert bien finalement le personnage de médecin libidineux voulu par David Marton. Attila Jun impressionne en Commandeur, avec une voix profonde et puissante – pour peu qu’on puisse en juger à travers la sonorisation dont elle fait l’objet. Julien Behr, en dépit de jeux de scène assez incompréhensibles (il feuillette tranquillement un livre pendant qu’Anna raconte son viol et l’assassinat de son père), est convaincant en Ottavio, même si les reprises de « Della sua pace » et de « Il mio tesoro » auraient gagné en poésie en étant chantées piano. Kyle Ketelsen (Leporello) offre quant à lui un timbre chaud, un chant éloquent, et un parfait respect du style mozartien.
Côté femmes, Yuka Yanagihara ne parvient guère à faire applaudir ses airs, sans doute en raison d’une voix un peu nasale, entachée d’un vibrato un peu encombrant, et dont l’assise semble peu assurée, délivrant une ligne de chant parfois fluctuante. Elvire (Antoinette Dennefeld), en dépit d’un timbre un peu voilé avec parfois certaines aspérités, dispose d’une voix bien projetée et fait montre d’un beau dramatisme dans « Mi tradi ». Eleonora Buratto en Anna propose un timbre riche, des vocalises précises, une puissance appréciable, quelques jolis aigus filés (tel celui du récitatif précédant son second air : « Abbastanza per te mi parla amor » / « L’amour me parle assez pour toi »). Elle est la seule à décrocher ainsi des applaudissements nourris.
Stefano Montanari propose une direction personnelle et assez originale, avec de curieux choix de tempi, parfois extrêmement rapides (l’ouverture, la disparition de Don Giovanni au dernier acte), parfois très lents, avec des rallentandi suivis de longues pauses assez surprenants, par exemple avant la reprise dans une aria da capo (air dont une section est répétée). Ces choix personnels séduisent en tout cas le public, qui l’applaudit chaleureusement au rideau final.
Au total, le scandale attendu ou redouté n’aura pas eu lieu : une représentation « sans histoire » pour un Don Giovanni privé d’histoire !