L’Italienne à Alger : la folie rossinienne s’empare à nouveau de Nancy
Pour servir la folie et la légèreté de l’argument de L’Italienne à Alger, David Hermann transpose le décor dans un lieu anonyme, mélange d’Amazonie et d’Afrique conçu par Rifail Ajdarpasic. Une immense carcasse ouverte d’avion domine la scène au décor tropical. Le Chœur des hommes de l’Opéra national de Lorraine porte des masques bantous. Quelques sièges de l’avion sont restés en place, et les divers accessoires de la compagnie aérienne servent à la mise en scène. Ainsi le café est-il offert grâce à un chariot de service, la confusion qui achève le premier acte est soutenue par des pains de glace que les protagonistes appliquent sur leurs tempes avant de donner libre cours à leurs onomatopées délirantes, et Mustafà a récupéré la casquette et la veste du pilote, qu’il revêt par-dessus son kufi et son qamis. Le pauvre Lindoro loge dans un des réacteurs, alcôve de circonstance. Pour résoudre l’argument, le navire originel forcément absent est remplacé par une remise en marche de l’avion, qui s’apprête à décoller pour la scène finale, dans un bruit de réacteurs qui couvre les dernières mesures de l’Orchestre symphonique et lyrique de Nancy.
Le chœur est ici celui des passagers, réduits en esclavage et presque revenus à la vie sauvage, avant qu’Isabella, au deuxième acte, ne ravive la flamme patriotique italienne. Les masques sont alors ôtés progressivement, dans une certaine lenteur et après beaucoup d’hésitation et de craintes, renforçant avec une touchante émotion la beauté de l’air « Pensa alla patria » (Pense à la patrie). C’est bien là le seul moment émouvant de l’œuvre, tant le reste est une succession des composantes de l’opéra-bouffe, entre comique de situation, gestuelle délirante, diction acrobatique et véloce.
Les fous rires successifs qui s’emparent du public contaminent même le plateau vocal. Un changement de costume pour Taddeo lui fait perdre sa perruque. Ce petit incident technique suscite l’hilarité du public mais aussi d’Omar Montanari et Teresa Iervolino, pris dans un fou rire impossible à contenir ! Ce délicieux intermède n’est que la preuve de l’excellent jeu de scène d’un plateau talentueux.
Chaque petit détail du jeu d’acteur est en effet propice à susciter l’hilarité. Christophe Gay est un Haly obsédé par l’idée de transformer Taddeo en rôti, Adrian Sâmpetrean est un Mustafà multiforme, sorte d’ersatz de dictateur oriental qui garde ensuite en tête la lettre et l’esprit de son grade de « Pappataci » puisqu’il mange et se tait. Teresa Iervolino en Isabella (ici en interview) déploie des trésors de ressorts comiques pour « séduire » Mustafà. À grand renfort de déhanchements et de mise en scène de sa chevelure, elle parvient à ses fins, mais sait aussi se montrer convaincante et solennelle pour mettre fin à la tyrannie. Omar Montanari est la victime absolue. Son Taddeo se retrouve en caleçon et chaussettes sur une table d’exécution devant Haly, doit porter la tenue de Caïmacan qui consiste en une coiffe, sorte d’ananas destructuré, et une robe de plumes qui le poussent même à esquisser des pas de French cancan. Plus discrètes de par leurs rôles, Bianca Tognocchi et Anthea Pichanick excellent en Elvira et Zulma, patientes jusqu’au dénouement final qui leur rend justice et confond Mustafà.
Le jeu d’acteur est, pour la majorité du plateau, le pendant de sa qualité vocale. La mezzo-soprano Teresa Iervolino est une intrépide et rusée Isabella, adaptant son timbre à ses desseins successifs. Son « Cruda sorte » (sort cruel) allie rondeur et douceur, une diction pure qui fait ressortir les allitérations, diction ponctuée de mélismes délicats. La soprano Bianca Tognocchi est une Elvira éclatante, aussi à l’aise dans des aigus tonitruants que contenus et relevant le défi de la vélocité avec brio. Sa servante Zulma, incarnée par la contralto Anthea Pichanick, est magistrale dans les graves comme dans les aigus et déploie un timbre velouté qui donne corps à son personnage discret. Le formidable jeu de scène de la basse Adrian Sâmpetrean compense une projection un peu légère dans les premiers temps, qui trouve une résonance plus forte au fur et à mesure que l’argument avance, en particulier lorsqu’il fait de Taddeo son caïmacan. Le timbre est cependant chaleureux lors de sa découverte d’Isabella.
Edgardo Rocha met sa tessiture de ténor au service d’un Lindoro suave sur l’air « Languir per una bella » (Languir pour une belle) et relève brillamment le défi d’articulation du livret. Son autre air attendu, « Ah come il cor di giubilo » (Comme mon cœur exulte de joie) déploie une chaleur de timbre qui sied aux paroles de l’air, même si ses aigus restent assez mesurés. Le Taddeo souffre-douleur du baryton Omar Montanari présente des graves de belle facture, et des aigus puissants qui renforcent avec précision chacun des effets comiques. Autre baryton, Christophe Gay déploie des trésors de souplesse physique et de folie pour son Haly qui manque cependant de projection et d’assurance dans la diction de l’italien.
Le Chœur des hommes de l’Opéra national de Lorraine, préparé par Merion Powell, ne laisse pas les masques entraver une superbe projection, puissante et dont les graves somptueux sont amplifiés par l’acoustique de la salle. Le jeu de scène de ces rescapés est aussi efficace, les mimiques comiques laissant la place à un patriotisme italien plus que convaincant. Les premières mesures des violons déploient avec légèreté la patte rossinienne immédiatement reconnaissable, aux résonances d’une Gazza Ladra ou d’un Barbier de Séville. Le pianoforte de Matteo Pais ponctue avec délicatesse le stratagème d’Isabella. La flûte aérienne et les altos doux et enveloppants se marient aux pizzicati des autres cordes, et savent se faire puissants lorsque la folie éclate, déployant toute la puissance de l’orchestre, vibrant sous la direction précise de Giuseppe Grazioli.