Les P’tites Michu à l’Athénée : sucrerie musicale
C’est sur un plateau entièrement rose bonbon que s’ouvre le rideau et que se situe l’intrigue, transposée à notre époque : les sœurs Michu, âgées de dix-sept ans, goûtent aux premiers émois amoureux, transgressent joyeusement les règles de leur strict pensionnat militaire et s’amusent de tout et de rien, avant qu’un terrible secret longtemps caché ne leur soit révélé.
Le casting est impeccable et la Compagnie des Brigands, qui depuis plus de quinze ans revisite le répertoire français du théâtre lyrique léger, n’a rien perdu de sa fraîcheur. Un esprit de troupe règne sur la scène de l’Athénée, que ces artistes connaissent de longue date. Ils maîtrisent aussi bien les finesses du bel canto que les outrances de la caricature propres à l’opéra-bouffe. Les voix parlées portent à merveille, les parties chantées sont toujours excellemment articulées, bien que certains morceaux soient parfois recouverts par l’orchestre. Le plaisir des acteurs-chanteurs est communicatif et leur alacrité contagieuse. Arrangée pour dix voix et douze instruments par Thibault Perrine, la partition colorée d’André Messager est élégante et enjouée. Dirigé avec brio par Pierre Dumoussaud, le petit orchestre est à l’aise dans le registre de l’opérette, à la fois nuancé et tonique, vif et bien rythmé, mais sachant aussi offrir de beaux crescendi et des parties plus lentes, souvent émouvantes.
La soprano Anne-Aurore Cochet incarne une Blanche-Marie au timbre ensoleillé, aux aigus puissants et à la grâce naturelle. Sa sœur Marie-Blanche, interprétée par la mezzo-soprano Violette Polchi, fait entendre une voix solide et ronde, au beau vibrato. Peut-être lui arrive-t-il de manquer d’homogénéité dans les graves, où elle perd en puissance, mais les duetti entre les deux jumelles sont extrêmement harmonieux, aussi ciselés que cristallins.
Dans le rôle du Capitaine Gaston, le baryton Philippe Estèphe montre beaucoup de prestance. Sa voix, claire et bien vibrée, est parfois trop en force, mais dans son madrigal en revanche, lorsqu’il prend délicatement le visage de Blanche-Marie entre ses mains avant de l’embrasser, elle se fait tout à coup suave et révèle une palette plus subtile. Boris Grappe campe un Général des Ifs touchant et facétieux, avec des intonations à la Jean-Pierre Marielle. L’acteur-baryton a beaucoup de coffre et une belle résonance de poitrine, même si sa respiration est un peu courte lors de son premier solo haletant. Quant au ténor Artavazd Sargsyan, il se distingue par une voix expressive et un superbe timbre de velours. Bon comédien également, il ne craint pas le ridicule, notamment lorsqu’il s’adonne à une chorégraphie grotesque (où perce un grain de folie) qui suscite l’hilarité des spectateurs. Très drôle aussi est le comédien Damien Bigourdan (formé notamment par Michel Fau), même s’il cède un peu trop au cabotinage dans le rôle de Monsieur Michu. Marie Lenormand, mezzo-soprano, incarne une Madame Michu sensible et exubérante. Romain Dayez, avec sa voix bien posée de baryton, est un Bagnolet aussi efféminé que décalé. Très convaincante est enfin la mezzo-soprano Caroline Meng, dans son personnage de Mademoiselle Herpin.
C’est le même décor rose et délibérément girly qui sert indifféremment pour les trois actes, bien que l’action se déroule en des lieux très divers : le jardin du pensionnat, puis le salon du Général des Ifs, enfin la boutique des Michu aux Halles. La mise en scène, mis à part son effort de modernisation (elle tire l’opérette vers la comédie musicale et recourt ingénieusement à la vidéo et aux animations graphiques), a surtout voulu mettre en lumière les tribulations des deux jeunes adolescentes : elle met au premier plan leur rapport fusionnel, presque adelphique, et leur parcours initiatique du pensionnat militaire au mariage, de l’enfance à l’âge adulte. L’attention du metteur en scène, Rémy Barché, s’est portée selon ses propres termes sur « toute la gamme des sentiments qui traversent ces deux jeunes filles au seuil de leur féminité ». Soit, mais le livret d’Albert Vanloo et Georges Duval n’explore que très peu cet aspect, qui ici éclipse les autres, et les égarements amoureux des jumelles ne s’expriment pas avec les subtilités psychologiques et langagières du Marivaudage, notamment lorsque le texte original est transformé en « journal intime rose pop de deux adolescentes d’aujourd’hui, cousines […] des créatures envoûtantes du film de Sofia Coppola, Virgin Suicides ».
Le livret ne manquait pourtant pas d’audace et abordait, avec légèreté, quelques thèmes profonds et intéressants : la gémellité, le moi et le double ; l’adoption et les liens de parenté ; la lutte des classes (opposant fille de marquis et fille de fromagers) ; l’affrontement, dans un Paris post-révolutionnaire, entre l’idéal aristocratique et les valeurs bourgeoises ; la bigamie et la subversion grivoise qu’elle implique ; le sacrifice par amour ; le travail des femmes et leur épanouissement en dehors du mariage. Certaines de ces questions étant toujours actuelles, on peut regretter que la mise en scène les édulcore quelque peu en privilégiant le destin des adolescentes en fleur. Au demeurant, les midinettes Barbies, voire pompom girls en blouson argenté et rose fushia, présentées par Rémy Barché n’ont pas grand-chose de « français » : il leur manque l’espièglerie et le piquant des délicieuses effrontées qui charment tant les hommes, à l’instar de la coquette Célimène de Molière et des capricieuses héroïnes d’un Marivaux, d’un Feydeau ou d’un Labiche.
La gaieté, en fin de compte, est un peu atténuée par le recours au kitsch et aux facilités d’une « esthétique bubble gum » (cœurs roses, licornes, sucettes, couleurs psychédéliques) et par quelques lourdeurs (effets trop appuyés, minaudages, gouaille surjouée du père Michu, look hipster de Bagnolet). Il n’empêche que le public a bien ri : plusieurs salves de bravi enthousiastes.