Immense succès pour les chanteurs du Trouvère à Bastille
L’unique décor de la production d’Àlex Ollé est constitué d’un plan (très) incliné percé de larges ouvertures dans lesquelles descendent – ou d’où remontent – de gros cubes permettant de délimiter certains espaces sur la scène. L'action est transposée, par le biais de costumes ou d’accessoires modernes. Les chanteurs se contentent, sur scène, d’une gestuelle plutôt convenue.
Maurizio Benini dirige un Orchestre et des Chœurs familiers de l’œuvre, régulièrement jouée depuis la production de Francesca Zambello (2003). Sa direction est un peu « sage » au regard des couleurs et du dramatisme de la partition : lors de la confrontation entre le Comte, Manrico et Leonora (à la fin de la première partie) l’allegro de l’orchestre gagnerait à être un peu plus agitato, les lignes des violons plus cinglantes, mais cette interprétation présente un grand mérite : celui d’éviter certains excès qui dénaturent parfois la musique de Verdi, au point de la rendre presque grotesque. Ainsi au début de la quatrième partie, alors que le Comte chante « Ah ! Dell’indegno rendere/Vorrei peggior la sorte » (« Ah ! Je voudrais pouvoir rendre pire encore/Le sort du misérable »), le trépignement de l’orchestre évoque bien une sorte de jubilation sadique. En revanche, toutes les cabalettes sans exception (« Di tale amor » / « D’un amour tel », « Di quella pira » / « De ce bûcher », « Tu vedrai che amore in terra » / « Tu verras qu’aucun amour sur terre ») sont amputées de leurs reprises, qui ressortissent pourtant pleinement à l’esthétique belcantiste à laquelle Le Trouvère se rattache encore : elles participent de la tension dramatique minutieusement mise en œuvre par le compositeur dans chaque air où elles apparaissent.
Vocalement, la soirée est dominée par les femmes. Anita Rachvelishvili est dotée de moyens impressionnants, mais elle a l’immense mérite d’en user avec goût : seuls quelques graves sont poitrinés, toujours à bon escient, et la puissance vocale, remarquable, n’est sollicitée que dans les moments de grande tension dramatique. Après une deuxième partie exemplaire, la voix semble accuser une légère baisse de régime lors de la scène dans le camp des soldats (souffle plus court, aigus moins faciles). Mais la mezzo offre une dernière partie bouleversante, avec un « Ai nostri monti » / « À nos montagnes » susurré, à faire pleurer les pierres.
Le triomphe de Sondra Radvanovsky surpasse encore celui qu’elle avait déjà remporté ici-même cet hiver en Amelia du Bal masqué, alors qu’elle avait accouru de Barcelone où elle venait de chanter Paolina dans Poliuto de Donizetti, pour remplacer Anja Harteros. Sa voix ample s’amenuise jusqu’aux plus impalpables piani, ses lignes vocales se déploient comme des arcs de lumière, jaillissant soudain avant de s’éteindre lentement (« Quando suonar per l’aere, /Infino allor si muto… » / « Soudain, dans l’air silencieux jusqu’alors… »), son souffle prodigieux lui autorise des fins de phrases infiniment soignées. Le public ne résiste pas à tant de raffinement : acclamée à la fin de son premier air, Sondra Radvanovsky reçoit une interminable ovation après « D’amor sull’ali rosee » (« Sur les ailes roses de l’amour »), et est accueillie par une Bastille en délire au rideau final.
Ferrando n’est pas un grand rôle, mais Mika Kares s’y fait remarquer : son timbre est plutôt frais et clair, ce qui ne l’empêche pas d’évoluer dans le bas de la tessiture avec aisance, tout en attrapant les aigus de son air avec facilité. Le Luna de Željko Lučić remporte un joli succès : le timbre manque un peu de personnalité et l’émission est quelquefois légèrement instable. En revanche, la clarté de la voix, l’attention apportée à certaines nuances changent de certains comtes un peu trop « monolithiques » et permettent de faire du personnage un être plus complexe que le « vilain » traditionnel. Reste Marcelo Alvarez (déjà présent lors de la création de cette production) dont le jeu d’acteur a gagné en naturel, même s’il est victime d'une nervosité et d'une agitation permanentes (peut-être le stress de la première). Vocalement, les choses vont en s’améliorant au fil de la soirée. Les premières notes, pourtant, inquiètent : la mélodie du Trouvère, chantée en coulisses, est brutale, uniformément forte, dépourvue de nuances. Sur scène, le chanteur paraît tendu, peu sûr de lui et de ses aigus, qu’il passe tous en force et en rompant systématiquement la ligne de chant : s’arrêtant avant « la » note, il prend sa respiration, prend appui de façon très audible sur la consonne ouvrant la syllabe et lance son aigu en fléchissant les genoux puis en se redressant et en bombant le torse. Au demeurant, les aigus sont bien là mais fragiles, et le contre-ut de « Di quella pira », certes facultatif mais attendu, n’est pas tenu. Heureusement, Marcelo Alvarez gagne en confiance et retrouve l’essentiel de ses moyens pour la quatrième et dernière partie de l’œuvre. Il offre enfin, dans la scène du cachot, les reflets mordorés de sa voix, un souffle mieux maîtrisé, et surtout une belle palette de nuances et un chant piano et legato pour accompagner celui d’Azucena s’endormant.
Après la triple mort des personnages principaux, le rideau se relève sur les quatre chanteurs longuement ovationnés par un public enthousiaste !