La Passion Petibon pour Mozart et Gluck
Le poids des conventions de l’opera seria italien ou de la tragédie lyrique française (livrets inspirés de la tragédie antique, forme standardisée de l’aria da capo, avec reprise donc, virtuosité exigée ne permettant qu’une expression exagérément artificielle) ne convient plus en cette fin du XVIIIe siècle. Sous l’influence de Rousseau, la sensibilité change : « L’artiste ne reconstruit pas artificiellement le sentiment, il ne l’imite pas, mais le ressent au contraire profondément, et l’exprime, le fait jaillir de son intériorité et le rend transparent aux yeux et aux oreilles du spectateur. » La soprano Patricia Petibon et La Cetra Barockorchester Basel dirigé par Andrea Marcon suivent ce précepte à la lettre et offrent une soirée riche en émotion.
La voix de Patricia Petibon a beaucoup évolué depuis ses débuts en 1996 à l’Opéra de Paris dans Hippolyte et Aricie de Rameau et elle aborde maintenant des rôles au diapason de son tempérament dramatique : Lulu de Berg et Blanche de la Force dans les Dialogues des carmélites de Poulenc, très applaudi cette année au Théâtre des Champs-Élysées.
La Cetra Barockorchester Basel, qui tire son nom d'une série de concertos pour violon d'Antonio Vivaldi, est un ensemble prestigieux spécialisé dans la musique ancienne. Ses liens avec la Schola Cantorum Basiliensis basée en Suisse sont étroits : presque tous les instrumentistes sont issus de cette école et La Cetra maintient une étroite collaboration avec le département de recherche, ce qui lui permet de présenter des travaux musicaux créatifs et uniques. Andrea Marcon, très engagé dans la recherche et la mise en lumière de répertoires moins connus est leur directeur artistique depuis 2009.
Le récital est ponctué par quelques pages symphoniques reflétant le changement de sensibilité artistique qui a suivi l’époque baroque. Un vent de passion préromantique se fait sentir dans la Symphonie en do mineur de Joseph Martin Kraus, un contemporain méconnu de Mozart, que l’orchestre exécute avec énergie et passion.
Les airs interprétés ce soir sont des moments particuliers dans les opéras où les personnages féminins sont en proie aux tourments amoureux. Du premier émoi de la jeune Barberine des Noces de Figaro à la folie destructrice d’Électre (dans Idoménée), la cantatrice offre une grande palette d’émotions. Durant la première partie du concert, Patricia Petibon, investie physiquement et vocalement, semble toutefois peiner à incarner ces héroïnes, déployant de grands efforts pour y parvenir. L’affliction de la Comtesse des Noces de Figaro ayant perdu l’affection de son époux est très démonstrative. Les débuts de phrases voulus piano sont au détriment de la justesse mais s’amplifient rapidement sur une voix pleine et sonore. Les difficultés persistent sur Alma Grande, un air de concert que Mozart destinait à être inséré dans un opéra de Cimarosa. Cette pratique courante permettait de mettre en valeur les talents particuliers d’une interprète : « J’aime qu’un air aille au chanteur comme un costume bien taillé. » L’interprétation est immédiatement dramatique et grandiloquente et le corps de la chanteuse, parcouru de tensions, est tantôt arqué vers l’arrière tantôt replié, le bras gauche s’agitant de façon intempestive.
Le personnage d’Aspasia dans Mitridate de Mozart présente alors une femme partagée entre son devoir de future reine et son véritable amour, mais dont les passages suaves alternent avec des moments plus marcato permettant à la chanteuse des couleurs dramatiques variées. Ainsi, les sons filés et les doux mélismes font-ils place à de redoutables vocalises et à des notes piquées s’élançant vers le suraigu que la chanteuse parvient à réaliser au prix d’efforts conséquents.
La force dramatique ne fléchit pas au cours des deux airs de Gluck achevant la première partie : « Ah ! si la liberté me doit être ravie » extrait d’Armide et « Non, cet affreux devoir je ne puis le remplir » extrait d’Iphigénie en Tauride. Patricia Petibon est touchante dans la virulence et la puissance. Son chant devient un cri saisissant quand, dans le grave, le registre de poitrine ne suffit plus à intensifier son discours.
Si dans la première partie du concert les tensions physiques et vocales pouvaient faire écran au dramatisme engagé de la soprano, elles sont totalement intégrées et au service d’une interprétation extrêmement intense lors de la deuxième partie.
« Fra i pensier più funesti di morte » air de Giunia dans Lucio Silla de Mozart bouscule les canons de l’opera seria et exprime les passions et les tourments de l’âme humaine avec profondeur et intensité. Le phrasé se déploie tout en nuances : des attaques piano sans vibrato dans l’aigu à la voix pleine et vibrante, le tout au service du désespoir du personnage convaincu que son fiancé va être exécuté.
Suit « Divinités du Styx » extrait d’Alceste de Gluck où cette dernière se sacrifie pour mourir à la place de son époux. La soprano n’a pas encore abordé ce rôle sur scène et, après son interprétation de ce soir, on ne pourrait que souhaiter qu’une production lui en offre l'opportunité. La diction et la variété de la palette sonore vont chercher un timbre plus sombre, l’intensité dramatique exacerbée s’appuyant sur les accents puissants de l’orchestre.
Le dernier air abordé, celui d’Électre extrait d’Idoménée de Mozart (« Oh smania ! oh furie ») porte à son paroxysme la tension dramatique aussi bien vocalement que physiquement. Albert Einstein définissait cet opéra comme « Une de ces œuvres que même un génie de tout premier ordre comme Mozart ne réussit qu’une fois dans sa vie ». L’incarnation est totale : musicale, vocale et théâtrale. Ce n’est plus une chanteuse qui interprète, mais Électre en personne qui, à la fin de l’opéra, voit ses espoirs amoureux à jamais anéantis et sombre dans une folie autodestructrice qui s’égare en effrayants éclats de rire. Le public anéanti d’émotion se lève pour acclamer cette artiste sans concession.
Les interprètes offrent en bis « Lascia ch’io pianga » (Rinaldo de Haendel) dans un recueillement extrêmement émouvant. Après tant de tensions dramatiques, ne restent que les larmes que le public contient avec difficulté.