Un Onéguine de haute tenue musicale clôt la saison 2017-2018 de l'Opéra du Rhin
L’Opéra du Rhin a bien fait les choses pour le spectacle appelé à clore cette saison lyrique : une nouvelle production de l’opéra le plus populaire de Tchaïkovski, dirigée par le Directeur musical de l’Orchestre philharmonique de Strasbourg lui-même, servie par une distribution jeune et brillante, mise en scène par un artiste britannique très en vue s’étant déjà produit à Glyndebourne ou Milan.
La direction de Marko Letonja confère à la partition toute la mélancolie noire qui est le propre de l’œuvre. Certains tempi un peu lents surprennent, mais ils permettent ici ou là un crescendo et un accelerando accentuant le dramatisme de la page, comme dans le quatrième tableau de l’acte II, après la dispute entre Lenski et Onéguine. Le soin apporté à la distribution de chaque rôle, y compris les plus secondaires, est par ailleurs flagrant.
Ekaterina Morozova (Tatiania) et Liparit Avetisyan (Lenski), notamment, sont deux révélations, la soprano n’ayant encore que peu chanté en Europe, et le ténor faisant à l’occasion de cet Onéguine ses débuts dans notre pays. Ce que l’on pourrait peut-être reprocher à la Tatiana d’Ekaterina Morozova, c’est un timbre un peu sombre, ainsi qu’une noblesse dans l’élocution et l’incarnation qui la rendent infiniment plus crédible en Princesse Grémine au dernier acte qu’en frêle paysanne naïve et rêveuse. Ce bémol étant formulé, il ne reste guère que des louanges à adresser à l’interprète : sens des nuances et du clair-obscur (quelle magnifique attaque pianissimo de la phrase : « Et je te voyais dans mes rêves… » dans l’air de la lettre), tenue du souffle et legato, attention apportée aux mots : tout y est ! Y compris un léger vibrato serré qui apporte un surcroît d’émotion.
Ekaterina Morozova dans l’air de Lisa (La Dame de Pique)
Quant à Liparit Avetisyan, il conquiert le cœur du public par un chant tendre et touchant qui ne bascule jamais ni dans la mièvrerie, ni dans certains excès véristes. La voix, d’une belle souplesse et d’une grande homogénéité, se fait tantôt lumineuse, tantôt plus sombre et, indépendamment de son air justement très applaudi, l’interprète sait charger les quelques répliques si touchantes que lui a réservées Tchaïkovski de toute l’émotion requise (l’aveu à Olga au premier acte, ou le désabusé « Olga, tu ne m’aimes donc plus ? » à l'acte II).
L'Onéguine de Bogdan Baciu (une prise de rôle) paraît moins rude, plus souple de ligne, plus coloré de timbre que d’autres titulaires du rôle – ce qui permet au personnage, trop souvent réduit au statut de bellâtre rustre et prétentieux, de devenir convaincant et même émouvant dans son revirement final. La voix est d’une belle homogénéité, y compris dans les aigus de son air qui clôt l’acte I (« On ne ressuscite point le passé »), facilement et naturellement intégrés à la ligne de chant. Mikhail Kazakov prête ses graves abyssaux au Prince Grémine. Les trois voix graves féminines sont remarquablement différenciées, du timbre chaud, très personnel, aux graves cuivrés, jamais excessivement poitrinés de l’excellente Marina Viotti à celui, plus rugueux mais parfaitement projeté de Doris Lamprecht, sans oublier la voix onctueuse de la Nourrice : Margarita Nekrasova. Quant à Dionysos Idis et Sangbae Choï (le premier est membre de l’Opéra Studio, le second chante dans les Chœurs de l’Opéra national du Rhin), ils font valoir en quelques répliques seulement, dans les rôles secondaires de Zaretski, du Capitaine ou du Paysan, de beaux timbres accrochant l’oreille, une ligne de chant assurée, et parviennent à faire exister ces personnages pourtant très secondaires ! Le Triquet de Gilles Ragon dispose d'une voix affectée d’un vibrato assez large tandis que ses couplets ne donnent pas à entendre le raffinement et les nuances habituelles.
La mise en scène offre quelques idées bienvenues, des éclairages remarquables (réglés par Fabiana Piccioli) et une direction d’acteurs tirée au cordeau (tous les chanteurs se montrent excellents comédiens, Ekaterina Morozova notamment est stupéfiante dans le contraste qu’elle donne à voir entre la paysanne à la robe simple et aux cheveux dénoués de l’acte I, et l’aristocratique Princesse Grémine corsetée dans sa robe de soirée). Tatiana, telle Madame Bovary, est victime de ses lectures : elle est montrée au premier acte dans une bibliothèque délabrée, au dernier acte dans une bibliothèque pimpante, à l’acte deux juchée sur une monumentale pile de livres. Quant à sa fameuse lettre, elle ne l’écrit pas mais la compose à partir d’extraits de romans qu’elle arrache de ses propres livres. Si le message, sur ce point, est excessivement souligné, les spectateurs en revanche ne comprennent guère pourquoi est attaché au cou d’Onéguine, au tout dernier tableau, un ballon rose en forme de cœur, qui se dégonfle progressivement (fuite d’air accidentelle ou effet calculé pour signifier qu’Onéguine perd peu à peu de sa superbe ?), jusqu’à devenir un appendice ballottant dans le dos ou entre les jambes du baryton – et suscitant inévitablement le rire !
Quant à l’acte II, il se déroule dans un club libertin (dans lequel se sont rendues Madame Larina et ses filles, à moins que cette soirée grivoise n’ait lieu chez les Larine, qui posséderaient donc une salle avec piste de danse, néons, bar à cocktails). Quoi qu’il en soit, Monsieur Triquet, en bon adepte des pratiques sado-masochistes, ponctue ses couplets de coups de fouets pendant que les femmes, vêtues de robes pailletées très moulantes ronronnent ou rugissent de plaisir en faisant mine de vouloir le griffer. Lors du chœur « Ah, quelle surprise », la chorégraphie se limite au fait, pour les choristes et chanteurs, de lever alternativement le pied gauche puis le pied droit (sauf lorsque les femmes passent à quatre pattes entre les jambes des partenaires masculins). Lors du chœur final, alors que les convives clament leur frayeur de voir le duel entre Lenski et Onéguine se concrétiser, les choristes se trémoussent d’un air à la fois ravi et lubrique, tandis que le barman agite en cadence ses bouteilles à cocktails. Cette vision de la scène la plus dramatique de l’opéra, celle où la tragédie se noue de façon irréversible, tue l’émotion, le tableau s’achevant dans un silence glacial, tout aussi gênant que les huées qui accueillent le metteur en scène au rideau final.
Triomphe absolu en revanche pour tous les musiciens, orchestre, chef, solistes, choristes !