El Prometeo tiré de l’ombre de l’oubli !
Antonio Draghi (1634-1700) est un compositeur (auteur et chanteur) formé à Venise, mais qui a effectué toute sa carrière (de 1666 jusqu’à sa mort) à la Cour impériale de Vienne. El Prometeo y fut représenté (22 décembre 1669) pour les fêtes d’anniversaire de Marie-Anne d’Autriche, reine d’Espagne. Écrit par le compositeur lui même, le livret, en espagnol, porte comme titre complet Aun vencido, Vence Amor ò El Prometeo (Bien que vaincu, Amour triomphe ou Prométhée) et s’inspire d’une comédie immédiatement contemporaine de Calderón (La estatua de Prometeo). Chez Draghi, l’opéra est divisé en trois actes (la musique du troisème, perdue, a été composée par Leonardo García Alarcón lui-même, comme il nous l'expliquait en interview). L’intrigue première est centrée sur le personnage de Prométhée, avec en intrigue seconde les amours entre Pélée et Thétis, troublées par les visées de Jupiter sur celle-ci (fille de Nérée, divinité de la mer).
Dans le beau décor du premier acte, maritime, sur toile et éléments latéraux peints aussi, Thétis paraît sur une sorte de char-coquillage, dans une ambiance ibizéenne, où chacun des deux frères Prometeo et Peleo cherche à obtenir ses faveurs (lorsqu'elle semble préférer le second, celui-ci exulte alors, avec la très belle interprétation qu’en donne la basse Scott Conner). Thétis est incarnée par Mariana Florès, soprano, à la voix belle et sonore (malgré, et elle sera la seule à s’y adonner dans la distribution, une prédilection pour des sons droits qui amenuisent sa voix sans apporter de bonus expressif).
Prometeo, ici plus humain que le héros mythologique, est en quête de l’amour absolu. Fabio Trümpy, avec sa belle voix expressive de ténor, incarne avec fougue, passion et un engagement scénique total, ce parcours de Prométhée jusqu’à la réalisation de ses aspirations. Nisea, une nymphe, qui l’aime en secret, toujours à l’affût, entend cette lamentation (Morir serà el remedio de mi engaño - Mourir sera le remède de ma tromperie) mais rien ne troublera sa détermination et son opiniâtreté paiera. C’est Giuseppina Bridelli, merveilleuse voix de mezzo-soprano qui incarne la douce et courageuse Nisea, avec un engagement scénique et vocal qui rendent compte de l’humanité du personnage, dans toutes ses dimensions. Dans ce long moment d’exposition, paraît Satyro, le serviteur "burlesque" (et double négatif) de Prometeo, qui incarne avec brio les aspects les plus sordides et contradictoires de l’humanité (le sexe, la nourriture, la peur, la scatologie, la trahison, la veulerie), comme figure populaire et avec pour fonction de faire digression tout au long du drame pour alléger la réception. Le baryton de caractère, parfait acteur, Borja Quiza fait merveille dans ce rôle second, certes, mais marquant pour le public qui le saluera avec chaleur. Dans cette intrigue complexe, c'est alors Mercure qui survient et annonce au Dieu de la Mer Nereo, incarné avec sa très chaleureuse voix de baryton par Victor Torrès, que Jupiter souhaite épouser sa fille Thétis, laquelle, informée, sombre en un profond désarroi que Peleo tente de dissiper.
La scène change et donne à voir un compromis entre le cabinet de curiosité (auxquels se réfèrent les éléments peints et sculptés du décor) et le "laboratoire". C’est Ana Quintans, magnifique voix de soprano, qui incarne la Minerve, venant à la fois récompenser l’œuvre réalisée et punir l’excessive Arachné (intrigue tertiaire) pour l'audace d'avoir tenté de rivaliser avec elle. Elle emmène Prometeo avec elle dans les cieux.
Retour à une scène maritime. Pandora (Anna Reinhold, mezzo-soprano, à la voix un peu acidulée, mais parfaite dans son rôle d’auxiliaire de la volonté des Dieux) demande à Jupiter de suspendre ses noces, Junon en ayant été informée. Thétis énonce alors une phrase ambiguë qui plonge aussi bien Peleo que Jupiter dans le désespoir, chacun croyant qu’elle accepte les noces avec l’autre. Ces noces sont l'une des occasions de briller pour le Chœur de Chambre de Namur.
Le second acte s’ouvre sur une scène céleste et le célèbre épisode au nœud du drame : Prometeo, accompagné de Satyro, et dans la perspective d’insuffler la vie à sa statue, parvient à se saisir d’une flamme du soleil. Jupiter (interprété de manière un peu effacée par le baryton Alejandro Meerapfel) est en colère, devant cette audace, cette manifestation d’hybris (excès) qui fait franchir à Prometeo la frontière de l’acceptable. Il ordonne à Mercure d’enchaîner Prometeo dans une grotte du Caucase. Mercure, au costume drolatique, sur sa trottinette, est en fait le liant entre les hommes et les Dieux, conformément à ses attributions. D'autant qu'il est magistralement incarné par l’excellent ténor de caractère Zachary Wilder, à la voix sonore, souvent tonitruante, parfaite pour relayer les interventions de ce rôle.
Les décors de Ricardo Sánchez-Cuerda, éclairés par Felipe Ramos sont simples et efficaces quant à leur mission de situer les actions et de leur faire écrin. Les costumes sont parfois somptueux (Minerve, Jupiter), parfois simplement efficaces (Nereo, Nisea, Prometeo) ou encore un peu parodiques (Mercure, Arachné, Satyro), mais toujours beaux et de bon goût.
La mise en scène de Laurent Delvert (à partir des esquisses de travail de feu Gustavo Tambascio), au-delà de quelques "gags" (la scène ibizéenne initiale, la trottinette de Mercure, le côté trivial "téléguidé" de Satyro) épouse la narration et les actions, et rend compte au mieux de ce livret particulièrement complexe avec ses histoires entremêlées. Une complexité qui a certes l'intérêt de proposer une impressionnante richesse de caractères, notamment des moments musicaux touchants, bouleversants même lorsque Mercure enchaîne Prometeo sur la plainte "Ay de la vida", amplifiée par un chœur de "mortels affligés". Une affliction rendue comme toute la partition, avec un orchestre de la Cappella Mediterranea dirigé de main de maître par un Leonardo García Alarcón. La musique composée par ce dernier pour compléter la partition de Draghi est plus qu’à la hauteur de l’entreprise et est même globalement plus excitante et dramatique que celle de Draghi lui-même !
Ce dernier acte offre ainsi de nombreux épisodes puissants : Arachné (jolie petite voix expressive de la soprano Lucia Martin Carton) punie est transformée éternellement en araignée qui tisse sa toile à partir de ses propres viscères, une belle scène muette présente un ballet de vautours qui assaillent Prometeo (bouleversante voix de Fabio Trümpy sur une musique dramatique magnifique), Nisea tente d’affronter le vautour, Satyro révèle sa veulerie en abandonnant son maître, mais Jupiter pardonne à Prometeo et le fait délivrer par Hercule (le baryton sonore Kamil Ben Hsain Lachiri).
Dans la magnanimité divine, ce beau spectacle se referme, ressuscitant El Prometeo servi par une production de très grande qualité où chacun offre un enthousiasme perceptible pour servir cette recréation.