Lucio Silla par Claus Guth, gravé dans le granite
Claus Guth propose un plateau tournant, mais tournant sur lui-même. Décidément désespéré, il ne quitte le dur et sombre béton que pour le carrelage glacial, ou la tôle ondulée (que des hommes en tenues de protection nucléaire viennent désinfecter). Le décor (et les costumes, signés Christian Schmidt) dégagent cependant une indéniable beauté épurée, qui passe à la captation vidéo. La principale couleur froide est un bleu profond renforcé par des ombres puissantes (les lumières sont de Manfred Voss), le blanc est clinique et fait d'autant mieux ressortir le rouge flamboyant : les cheveux de Patricia Petibon, la cape impériale de Lucio Silla.
D'autant que le plateau clinique renforce par contraste la vitalité de la direction d'acteur et de l'interprétation vocale. Silvia Tro Santafé dans le rôle masculin de Cecilio (sénateur romain en exil aimé de Giunia) offre la première une voix franchement frémissante, conservant son volume mais pas toujours la justesse de l'effet vocal. Son duo avec Lucio Cinna (autre rôle de femme travestie en homme, tenu ici par Inga Kalna) lui apporte une rondeur tout aussi tonique : les voix se marient, de la même manière que leurs personnages révèlent qu'elles ont toutes les deux la moitié d'un tatouage formant un gouvernail lorsqu'elles accolent leur avant-bras. Cinna assume le premier air de l'œuvre ("Vieni ov'amor t'invita"-Viens où l'amour te guide). C'est alors au tour de Cecilio d'offrir un air (également infiniment exigeant), "Il tenero momento" (Le tendre moment) dont elle maîtrise les crescendi vers l'aigu et le vibrato accélérant (bien davantage que les certes terribles changements de registres).
Le spectacle se poursuit, rythmé par les rotations du plateau et les applaudissements du public pour les remarquables prestations. La lumière rasante présente notamment l'entrée de Patricia Petibon, personnage de Giunia dans une robe noire et sous un capuchon (qui l'emportera dans un très beau jeu de colin-maillard, lorsqu'elle se cherche avec Cecilio qui a les yeux bandés du condamné). Petibon (se) décoiffe bientôt, révélant sa chevelure enflammée comme la voix : passant du son retenu dans les graves à l'éclatant en-dehors (avec grande maîtrise des transitions vocalisantes assurées, rageuses). Voilà qui couronne un quatrième air féminin et 50 minutes de spectacle intenses ! En effet, avant "Dalla sponda tenebrosa" (De la sombre rive) par Giunia, c'est Celia qui aura interprété "Se lusinghiera speme" (Si l'espoir flatteur). Celia (sœur du dictateur romain), vaporeuse par la robe blanche et le caractère, a la voix intense et furtive comme le jeu de María José Moreno (mais un jeu davantage riche et juste). Elle se complète fort bien avec Kenneth Tarver en Aufidio, sérieux tribun, ami de Lucio Silla et qui l'emporte vers son allègement.
L'homme, le dictateur peut alors reprendre le pouvoir : Kurt Streit en Lucio Silla y parvient assurément, torturant son corps dans le sang et les flammes, se jetant contre les murs (le texte parle bien de vengeance, fureur et mort). Il déploie une telle intensité qu'il sert la mise en scène : son personnage magnétise Giunia qui imite ses gestes tel un pantin. Si Silla reprend épisodiquement un caractère adouci, ces moments de quiétude sont de plus en plus courts et disparates et il finit emporté dans les grands accents furieux.
Le chef d'orchestre Ivor Bolton impressionne d'emblée l'écran avec son col blanc relevé très haut. Sa direction de l'Orchestre du Real de Madrid en est à la mesure : altière mais très expressive, elle rend à la fois le génie classique du jeune Mozart, la pompe romaine mais aussi la tonalité tragique de cette mise en scène. Idem pour les Chœurs, impressionnants, nobles, placés, amples et augustes dans leurs grandes parkas noires.
La réalisation de la captation, signée Jérémie Cuvillier, ose des effets déroutants, des zooms très près des musiciens, des plans caméra à l'épaule dans une ambiance immersive secouée. Un résultat qui contraste énormément avec les plans larges sur une fosse noyée de lumière (avec les partitions surexposées de blanc). À l'inverse, la mobilité du plateau tournant l'invite à filmer la scène de manière plus directe.
Lucio Silla composé par Mozart à 16 ans se rapproche beaucoup d'un autre opéra seria, composé l'année de sa mort : La Clémence de Titus. Les deux opus se concluent notamment par un grand geste, magnanime, du dictateur/empereur romain. Lucio Silla doit donc ainsi pardonner à tous et rendre sa liberté au peuple romain, mais, à l'inverse, dans la mise en scène de Claus Guth, il enferme tous les interprètes dans la salle du banquet qui devient le dernier repas des condamnés. Sauf qu'à ce contre-pied, Guth rajoute un ultime contre-pied, littéralement à la dernière seconde : l'Empereur ouvre à nouveau la porte, dans un pied de nez littéral sur le noir final.