La Traviata ou la Demoiselle d’Avignon
Cette reprise d’une production de l’Opéra Royal de Wallonie, d’une des fleurs lyriques du grand bouquet verdien, replace le drame franco-italien (le librettiste Francesco Maria Piave s’inspire de La Dame aux camélias d’Alexandre Dumas fils) dans le décorum du « désert peuplé » qu’est le Paris d’une Belle-Époque sans époque. Les costumes de Kaat Tilley découpent leurs étoffes et coiffes chamoirées dans la garde-robe d’un faiseur de plaisirs et de désirs. La levée de rideau, souhaitée par Stefano Mazzonis di Pralafera, en direct du Prélude, mime au ralenti le dépouillement de La Traviata : une scène de vente aux enchères de ses biens, dont la valeur est fixée par la seule convoitise du plus offrant. Le ralenti fait que cela fonctionne. Le code couleur, en rouge et blanc, annonce le mouchoir sanglant de la phtisie. Les décors d’Edoardo Sanchi font la part belle aux matières – plaquées - et profils découpés, et à l’amoncellement de lits, aux dimensions de plus en plus resserrées : lit de débauche, d’amour et de mort. Ils accrochent les lumières, fantasmatiques puis fantomatiques de Franco Marri. Le kitsch, parfois affleurant, trouve ainsi à se dissoudre dans le propos d’un meublé géométrico-symbolique.
Violetta en est l’alitée principale. La soprano Maria Teresa Leva s’y maintient en puissance, en rondeur, en éclat, durant le premier acte : « La vie n’est que plaisir ». Seule sa poupée – enfant morte – est le fil rouge et fragile de son destin. L’énergie bien coffrée des aigus se réinjecte, sans égarement, depuis la cime des phrases. Puis les sons se font filés, fermes et solides jusqu’à l’aridité, lorsque ses anciens mondes s’effondrent successivement. Il manque peut-être ce petit grésillement dans les replis des vocalises les plus serrées, ce précieux déraillement de l’élan vocal et vital, soumis au sacrifice. La soprano se place sous l’arche sonore du père d’Alfredo au deuxième acte et trouve l’assiette de ses pianissimi, jusqu’à laisser la vie, au troisième acte, se dépouiller d’elle-même, en toute simplicité.
Son partenaire amoureux, l’Alfredo Germont du ténor Davide Giusti, a l’apesanteur attachante d’un jouvenceau. Le vibrato est facile, léger, vibrant d’une douce énergie, mais sans doute trop en décalage avec celle de Violetta. Il lui faut prendre sa déclaration comme sa déclamation en main, pour que l’expression colore davantage le soleil blanc de son timbre. Le duo de sa rencontre avec l’héroïne relève d’un délicat exercice d’équilibrisme. Le poids penche du côté du père, le Giorgio Germont du chanteur basse Ernesto Petti : l’acte II est le sien. Il le fait osciller d’un registre à l’autre, au gré de ses modulations savantes de timbre, dont il résume la palette, dans la répétition saisissante d’une triple affirmation : si, si, si. Le souffle, souvent long, donne des viscères à la bienséance. Ses excroissances véristes (soupirs, râles, parlers) enrobent sa voix noire d’humanité feinte, puis véritable, quand, pour Violetta, il est trop tard. Le personnage de père n’a jamais rien d’anodin chez Verdi : il range le monde, la société, les êtres sous l’ordre normatif de ses lignes de forces.
Viennent alors les personnages du premier cercle des accompagnateurs. Autour de Violetta, tournent deux autres demoiselles. Le timbre aux crêtes d’ambre de Sophie Pondjiclis construit une Flora d’apparat. Celui de l’Annina d’Aline Martin est posément domestiqué. Le florilège masculin, haut en couleurs ou marques de noblesse, est loin de dépareiller le dispositif vocal testostéroné de l’opéra verdien. Une mention spéciale pour l’élégant Dottore Grenvil, d’un Georgios Iatrou qui parvient à faire accepter l’incongruité du stéthoscope. Le Baron Douphol est assuré par un Jean-Marie Delpas plein d’assurance et de vindicte rocailleuse, tandis que Gaston de Letorieres et le Marquis d’Obigny, respectivement Eric Vignau et Ugo Rabec, prêtent leurs grands corps et voix à la fête permanente.
Autre grand corps festif, celui du chef Samuel Jean, qui prend sous les ailes de ses bras une phalange avignonnaise (l’Orchestre Régional Avignon-Provence) à l’allant palpable, au jet sonore direct. Ses gestes sont souples, souvent amples, alors que l’œuvre demande avant tout à ses interprètes de doser la puissance définitive de ses climax. Côté cuivres notamment, il s’agit d’éviter l’emballement pathétique. Le Chœur de l’Opéra Grand Avignon (préparé par Aurore Marchand), sait faire moduler la voix sociale d’un public à la fois voyeuriste et retenu.
Le public avignonnais applaudit longuement l’ensemble des protagonistes, et plus fortement les interprètes de Germont père et de Dame Violetta, pour leur engagement lyrique au service respectif de la fausseté morale et de la vérité amoureuse.