Manga-café et Trouble in Tahiti à l’Athénée ou les divers sortilèges de l’amour
Trouble in Tahiti, opéra en un acte avec livret et musique de Leonard Bernstein, conte le désenchantement conjugal du couple traditionnel constitué par Dinah, ménagère typique américaine des années cinquante (façon Doris Day ou Lucille Ball) et par son mari, Sam, homme d’affaires fort occupé qui consacre ses loisirs au sport, négligeant de fait son foyer. Dinah s’est égarée dans ses fonctions ménagères, l’éducation de son fils, sa psychanalyse. Sam, au caractère égoïste, s’éloigne et ne comprend plus sa femme : l’inévitable consumérisme de l’époque a recouvert leur amour d’origine.
Sur cette farce blessante et cruelle, mais qui laisse tout de même la place au rire et au sourire, Leonard Bernstein a composé une musique ruisselante, bondissante, mélancolique aussi, directement inspirée des musiques populaires de Broadway, très jazzy. Bien entendu, on peut s’interroger sur la signification intime de l’ouvrage, élaboré par Bernstein durant sa lune de miel. Sa ravissante jeune épouse et femme engagée, n’ignorait rien de l’homosexualité de son mari. Pour autant, le couple s’est forgé et a perduré. Autour du couple Dinah/Sam, trois protagonistes incarnés par les chanteurs et habiles comédiens Morgane Heyse, André Gass et Philippe Brocard, ne cessent de vanter le confort de la vie moderne et ses bénéfices de façon caricaturale, sous forme de silhouettes publicitaires comme sorties du dernier poste de télévision à la mode. On le voit, le sujet reste criant d’actualité et d’une justesse confondante. En guise de conclusion, Sam invite Dinah au cinéma pour voir la dernière superproduction d’Hollywood, Trouble in Tahiti, que la jeune femme a vue seule l’après-midi même et qui l’a bien perturbée ! Dans la grande scène où Dinah se remémore le film et les émois suscités, Éléonore Pancrazi apparaît tout simplement irrésistible et d’une drôlerie qui soulève la salle. La voix, qui à l’identique de celle de ses partenaires est sonorisée pour cet opéra, déploie toutes les chaleureuses couleurs de son mezzo-soprano, facile et d’un ambitus remarquable. Quel bel aigu aussi et quelle intelligence du texte. Le baryton Laurent Deleuil ne lui cède en rien et impose une présence forte avec un sens du phrasé très étudié, une tenue vocale qui réjouit à chaque instant : son air très développé s’avère parfaitement maîtrisé.
Manga-café est une création venant en première partie de soirée et d'une durée équivalente à Trouble in Tahiti, soit 45 minutes environ. Le compositeur Pascal Zavaro, par ailleurs auteur du livret, s’appuie sur un fait divers intervenu au Japon : un jeune homme (Thomas) sauve une jeune fille (Makiko) d’une agression. Celle-ci disparaît au grand désespoir de Thomas. Il la retrouvera grâce aux réseaux sociaux, le tout baignant dans une atmosphère de mangas. La question se pose : l’amour est-il réel, virtuel, le bonheur conjugal est-il un leurre ? Quid de l’avenir du couple dans cette vie rêvée ? La partition de Pascal Zavaro n’est pas révolutionnaire : elle se veut un hommage appuyé à l’opéra français et à ses traditions. C’est d’ailleurs une mezzo-soprano travestie qui incarne Thomas.
L’écriture vocale confiée à Makiko est avant tout virtuose, avec coloratures et suraigus. Pascal Zavaro parsème sa partition de références diverses, de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy à L'Heure espagnole de Maurice Ravel par exemple. On retrouve même des accents de Menotti ! L’ouvrage s’écoute avec plaisir, en premier lieu grâce au talent des interprètes. Éléonore Pancrazi campe un Thomas fort attachant et fort timide, que ses amis internautes du Manga-café vont bousculer pour franchir le pas : contacter cette Makiko qui lui a troublé l’esprit et les sens. Cette dernière est interprétée avec la soprano Morgane Heyse qui semble se jouer des difficultés vocales déployées par Pascal Zavaro avec une belle aisance communicative. Elle remporte un vif succès, tout comme ses partenaires : le ténor aigu André Gass, qui pourrait aisément incarner les valets des Contes d’Hoffmann, et le très solide baryton, Philippe Brocard.
Catherine Dune propose une mise en scène vivante et accrocheuse pour les deux ouvrages, dans un décor mouvant composé d’éléments divers que les protagonistes déplacent selon l’action : c’est à la fois simple et efficace. À la tête de l’Ensemble Les Apaches composé d’une quinzaine d’instruments, Julien Masmondet se trouve pleinement à l’aise avec ces musiques et révèle un sens rythmique de premier plan. Il impulse une dynamique qui jamais ne se relâche. Ce spectacle au Théâtre de l’Athénée se poursuit jusqu’au 14 juin (réservations) : une soirée bienvenue et agréable qui s’adresse à tous.