Le Palazzetto Bru Zane invite Offenbach et Hervé à une soirée bouffe
Le spectacle Offenbach/Hervé proposé par le Palazzetto Bru Zane aux Bouffes du Nord présente le triple avantage de faire entendre deux œuvres rarement jouées, de mettre en perspective l’art voisin de ces deux compositeurs contemporains et rivaux, et de faire revivre l’époque où les œuvres lyriques en un acte (bouffes ou pas !) fleurissaient, y compris sous la plume des plus grands compositeurs, afin de servir de lever de rideau à une œuvre d’envergure – à moins qu’elles ne constituent en soi un spectacle en étant combinées à d’autres œuvres courtes.
Les Deux Aveugles (livret de Jules Moinaux, le père de Georges Courteline) mettent en scène deux infirmes souffrant de handicaps bien différents (Patachon est « aveugle de nessance » (sic), comme indiqué sur la pancarte qu’il brandit, alors que Giraffier est « aveugle par axidans », mais « souffre également de cécité tout en étant privé de la lumière » !). Tous deux se livrent une lutte acharnée pour tenter d’obtenir une pièce des passants. Cela donne lieu à une joute musicale (Patachon tente en vain d’interrompre la romance de Giraffier par sa ronde « Sur le pré fleuri, venez, fillettes et garçons ! »), mais aussi verbale : chacun y va de son récit pour expliquer à l’autre comment il est devenu aveugle, et se lance dans des récits proprement délirants : ainsi Giraffier perdit-il tragiquement la vue parce que, chargé par une société d’apothicaires d’aller étudier les propriétés du bleu de Prusse et la galvanisation des paratonnerres, il fut malencontreusement attaqué lors de son expédition par une troupe de crocodiles silencieux.
Quant à la bouffonnerie musicale Le Compositeur toqué, elle fait partie de ces œuvres présentant un musicien excentrique en proie aux affres de la création. Le répertoire d’Offenbach en comporte plusieurs : Toccato dans La leçon de chant électro-magnétique (1867), compositeur italien auteur de La Figlia del Cid (opéra en dix-huit actes), ou encore l’auteur de La Symphonie de l’avenir (1860) – une charge contre Richard Wagner ! Hervé proposera, quelques années plus tard, une autre image du compositeur en tant que personnage de fiction, avec Célestin de Mam’zelle Nitouche (1883), organiste le jour et compositeur d’opérettes la nuit (avatar romanesque d’Hervé lui-même).
Chacune de ces deux « bouffonneries musicales » est un festival de non-sens, d’illogismes, de répliques désarmantes d’absurdité (« Mon trombone qui joue tout seul ! V’là ce que c’est que de souffler dans un instrument les yeux fermés ; mes notes sortent un quart d’heure après », se plaint Patachon dans Les Deux Aveugles), de liaisons mal-t-à propos, d’onomatopées déjantées. La musique n’est pas en reste, qui donne à entendre un curieux mélange de pages héroï-comiques (telle la romance de Bélisaire dans Les Deux Aveugles, dont le comique provient du décalage entre la gravité quasi tragique de la mélodie et l’ineptie des paroles : « Plaignez-moi, je n’y peux plus voi-re ! », de rythmes dansants (le Boléro des Deux Aveugles, le finale du Compositeur toqué : « La victoire est à nous ! »), ou encore de parodies : outre l’allusion au Belisario de Donizetti (la création française de l’œuvre avait eu lieu au Théâtre-Italien en 1843), la Sicilienne de Robert le Diable (« Ô fortune ! à ton caprice… ») est textuellement citée dans Les Deux Aveugles. Quant à la Symphonie de Fignolet, le fameux compositeur Toqué, elle évoque l’invasion de Gigomar par « les Intrus ». Purement instrumentale, elle fait l’objet d’un mélodrame, Fignolet déclamant sur la musique des alexandrins tantôt grandiloquents, tantôt complètement grotesques. Mais elle comporte aussi un passage chanté (par Séraphin, le domestique de Fignolet), l’hilarant « Cri du Missispipi » (sic). Comme nombre d’opéras italiens, l’œuvre comporte par ailleurs une « tempête », et les grondements sourds que fait entendre la Symphonie de Fignolet ne sont pas sans rappeler ceux des violons précédant le déchaînement de l’orage dans l’ouverture de Guillaume Tell.
Ces
deux « bouffonneries musicales » ont été montées avec
beaucoup de soin et de talent, tant du côté des interprètes
musicaux que du metteur en scène, qui signe également les décors
et les costumes. Lola Kirchner tire le meilleur parti d’un décor
unique et fait naître le rire de costumes on ne peut plus
fantaisistes, mais aussi d’une direction d’acteurs très
travaillée, qui évoque parfois le monde des clowns et du cirque –
un univers qui lui est familier. On lui sait gré, enfin, de ne pas
avoir modernisé outre mesure le propos, et surtout d’avoir fait
confiance au texte et à la musique. Seuls un combat façon Star
Wars dans Les
Deux Aveugles et la fin du Compositeur
toqué dérogent à la règle :
lorsque Fignolet déclare ex abrupto
qu’il faut un mariage pour finir la pièce, Séraphin, qu’on a
senti très admiratif et peut-être vaguement amoureux de son maître
tout au long de la représentation, s’imagine qu’il est l’heureux
élu de Fignolet, dans une scène à la fois très drôle et presque
touchante ! À ces détails près, les livrets sont respectés,
et, ô surprise, on constate que nul n’est besoin d’ajouter une
grossièreté, ni deux ou trois allusions à la politique du chef de
l’état pour amuser la salle, qui rit à la
simple écoute des textes originaux.
Bien sûr, l’absence d’orchestre dessèche un peu le propos musical. Neville Marriner, dans un disque d’ouvertures d’Offenbach qui fit sensation en son temps (en 1985), n’avait pas dédaigné de graver celle des Deux Aveugles, donnant à entendre une splendide mélodie, grave et profonde, jouée par un violoncelle profondément lyrique (la fameuse « romance de Belisario » chantée par Giraffier) suivie de l’irrésistible Boléro (« La lune brille ») qui assurera le succès de l’œuvre et constitue un exemple entre mille de l’attrait d’Offenbach pour l’Espagne et la musique (prétendument !) espagnole.
Mais le piano espiègle, précis et coloré de Christophe Manien propose aux deux interprètes masculins un accompagnement complice et habile (il permet de rattraper quelques minimes dérapages rythmiques dans le Boléro, par exemple). Raphaël Brémard est parfait en escroc à la charité, comme en musicien toqué et imbu de lui-même. Sa voix, d’un volume suffisant pour la salle, son articulation soignée (une qualité absolument indispensable dans ce répertoire où le comique jaillit de l’alliance parfois détonante de la musique et des mots), son jeu amusant remportent les suffrages, et on le retrouvera avec plaisir dans un an dans Maître Péronilla d’Offenbach au Théâtre des Champs-Élysées. Mais c’est Flannan Obé qui rend la soirée inoubliable.
Artiste rare (il se produit au théâtre, au cinéma, à la télévision), Flannan Obé possède une vis comica unique. Sa performance tient à la fois de l’art du mime, du clown, de l’acteur comique, du trial (ténor bouffe à la voix légère), encore que sa voix, un rien trompettante, soit plus corsée et sonore que celles généralement dévolues à cet emploi. Capable de faire rire d’une simple mimique, de débiter absurdité sur absurdité avec un sérieux confondant, mais aussi d’émouvoir d’une simple mimique, d’un simple regard, d’un simple mot (sa réaction lorsqu’il croit que son maître veut l’épouser !), il conquiert la salle en quelques secondes.
2019, année du bicentenaire Offenbach, sera, nous l’espérons, l’occasion de découvrir certains opus délaissés de maître Jacques. Espérons que la redécouverte d’Hervé, qui semble s’amorcer, se poursuive également. L’œil crevé (1867), Chilpéric (1868), ou Le Petit Faust (1869) seraient sans doute ravis de sortir des bibliothèques où ils sommeillent !