Simon Keenlyside irradie heureusement le Don Giovanni de Genève
Avec cette production du Don Giovanni de Mozart, David Bösch finalise sa trilogie Mozart/Da Ponte offerte sur l’espace d’une année au Théâtre des Nations de Genève (que l’institution quittera pour retrouver son Grand Théâtre avec une Tétralogie intégrale en février-mars 2019). S’appuyant sur le principe si souvent vu du « théâtre dans le théâtre », il inscrit l’ouvrage dans un décor unique (créé par Falko Herold) représentant donc un théâtre laissé à l’abandon, envahi par les mauvaises herbes et encore doté de quelques vieux fauteuils de bois éclopés. Malheureusement, une fois le principe posé, l’action peine à se déployer sur tous les niveaux. Choisissant d’illustrer en premier lieu le versant comique du drame, David Bösch accentue volontairement certains aspects de l’ouvrage. Ainsi, durant l’air du catalogue chanté par Leporello, des jeunes femmes défilent comme épuisées par les assauts répétés de Don Giovanni avec en mains le drapeau de leur pays, dont celui de la Suisse. De même, le séducteur durant l’air du champagne se trouve transporté dans une ambiance cabaret un rien déjantée avec farces et cotillons, façon rock star avec un balai en guise de micro : le champagne coule d’ailleurs à flot toute la représentation durant ! Don Giovanni ne cesse jamais de photographier avec son polaroid toutes les femmes qui passent afin d’enrichir son déjà volumineux album-photo ou de sniffer un rail de poudre blanche pour jouir encore plus intensément de la vie. L’action transposée dans les années 1950 met à l’honneur les très harmonieux costumes féminins de Bettina Walter.
Heureusement, le baryton Simon Keenlyside, à l’approche de la soixantaine, tout en jouant parfaitement et au centuple la partie qui lui est demandée, parvient à dépasser les contraintes. Son énergie scénique apparait proprement incroyable, bougeant et rebondissant sans cesse avec cette flamme, cette hypersensibilité qui le caractérisent. Il inscrit son personnage dans une sorte de course à l’abîme, magnifique fauve dévastant tout sur son passage, rejetant toute contrainte, comme prisonnier de ses sombres pulsions et perversions. La nervosité naturelle de Simon Keenlyside, sa personnification presque excessive mais fascinante, confère à Don Giovanni, personnage qu’il interprète déjà depuis plusieurs décennies et plus de 250 fois à la scène à ce jour, une dimension résolument historique. La voix demeure étendue, grave et virile, capable de s’alléger, de gronder, de se faire suave face à l’innocente Zerline. Les harmoniques n’ont peut-être plus la variété d’antan, mais l’artiste y pallie par sa profonde expérience, sa sensibilité. Il trouve dans l’excellent Leporello de David Stout un partenaire de choix, les deux voix se mariant bien par des timbres très complémentaires, plus clair pour le second. Un peu en retrait au début, l’interprète gagne ensuite en prestance vocale, en dimension comique.
Patrizia Ciofi déploie en Donna Anna les caractéristiques de son chant si attachant, avec ces superbes demi-teintes ou ces sons allégés qui mettent son timbre en valeur, cette facilité à la scène qui la font tant apprécier du public. Mais la voix paraît un peu mince pour le rôle, sans cette générosité, ces graves chaleureux, cette aisance notamment dans les parties brillantes, qui doivent caractériser ce personnage mystérieux. Le Don Ottavio de Ramón Vargas ne manque pas de sel, un rien excédé par l’attitude toujours attentiste de sa bien-aimée. Dans la version de Prague ici choisie, celle de la création de 1787, il ne chante qu’un seul air placé au deuxième acte, Il mio Tesoro, le parant d’accents pleins et bienvenus tout en restant unilatéralement, et c’est un peu dommage, dans une vision mezzo forte.
Myrtò Papatanasiu, dans le cadre des indications de cette mise en scène, enlève toute noblesse, toute détresse à Donna Elvira, lui conférant un côté comique entêtant. Au-delà d’un beau matériau vocal et d’aigus épanouis, l’approche vocale s’en ressent et laisse sur sa faim. Mary Feminear, membre de la Troupe des Jeunes Solistes en résidence, charme par la fraicheur de ses moyens, la délicatesse de son phrasé. Sa Zerline ne manque pas d’abattage ! Elle devrait mener la vie dure à Masetto -ici interprété par le baryton Michael Adams, au chant clair et juvénile-, sans pouvoir résister aux tentations qui pourront s’offrir à elle. La basse Thorsten Grümbel ne possède pas les moyens inexorables requis, tant du père d’Anna que de la statue de pierre : il n’impressionne guère.
Après une ouverture fort appuyée et prise au pas de charge, Stefan Soltesz tout en maintenant durant toute la représentation un rythme particulièrement soutenu, laisse quelque peu s’épanouir l’Orchestre de la Suisse Romande, sans pour autant parvenir à rétablir certains décalages entre le plateau et l’orchestre. Cette représentation restera gravée dans les mémoires, au moins pour l’interprétation exceptionnelle de Simon Keenlyside dans le rôle-titre, qui transcende la soirée.