Royal Requiem de Verdi à l'Orangerie du Château de Versailles
L'Orangerie du Château de Versailles a été bâtie dès 1663, puis doublée 20 ans plus tard pour atteindre 150 mètres de longueur. Les imposantes dimensions de cette Cathédrale de pierre avec ses murs de 4 à 5 mètres d’épaisseur (ainsi que les doubles vitrages des baies) offrent une acoustique d'exception, propulsant le son comme dans le fût d'un immense canon. Une acoustique qui convient assurément à très peu d'œuvres : heureusement le Requiem de Verdi en fait partie. Une acoustique qui convient assurément à très peu de musiciens, heureusement l'Orchestre national d'Île-de-France (Ondif), le Chœur de l'Orchestre de Paris et les solistes dirigés par Enrique Mazzola en font partie. Instrumentistes et choristes convoquent et maîtrisent la réverbération souple et douce dans le mezzo piano, qui devient intense dès le mezzo forte avant de terrasser l'assistance dans des nuances qui dépassent le ffff (un sonomètre et un acousticien classeraient sûrement cette nuance au-delà du "seuil de la douleur", mais elle n'offre à l'auditoire que le plaisir physique unique du lâcher-prise ébouriffant). D'autant que les musiciens conservent leur précision de justesse, de rythme, d'articulation et d'effets sonores à travers tout le spectre des nuances. Même la saturation des cuivres et le grognement infernal des timbales acquièrent l'évidence d'un chaudron bouillonnant. Dès lors, nul besoin pour les pupitres graves (notamment bassons et contrebasses) de forcer les basses -un artifice trop souvent convoqué pour flatter artificiellement le son. Aux femmes en prière répondent les hommes qui semblent tous être des "statues du commandeur" (l'acoustique, le lieu et l'effet vocal rappelant Don Giovanni, notamment de Zeffirelli : et pour cause, ce Requiem est un opéra).
Bien entendu, le lieu offre la même enveloppe acoustique aux solistes. Le ténor, par-dessus tout, mais aussi la basse, triomphent ! Leurs voix surpuissantes clouent les spectateurs à leurs sièges et réalisent l'exploit rarissime de rivaliser en puissance (dramatique et sonore) avec le Dies iræ, avant, certes, de reprendre la place de chanteurs de rang pour le raz-de-marée Salva me.
Alexei Tatarintsev est un ténor complet, depuis le grave charpenté jusqu'à l'aigu exaltant. Les éclairs de son timbre se fraient un chemin dans sa bouche, entrouverte comme le chas d'une aiguille. Sa voix est l'oxymore tant efficace dans cette œuvre et dans ce style : une plume et un marteau pour faire frissonner le public en le clouant sur son siège (le velours d'un timbre avec une puissance directe), d’autant que tous les paramètres techniques sont maîtrisés : articulation, prosodie, rythme, justesse, longueur de souffle et vibrato modulé sur les registres et intentions (il ne lui reste plus qu'à gagner en endurance, mais il sait même chanter un peu trop haut pour ajouter en brillant).
Également remarquable de justesse (malgré les si difficiles lignes qui précèdent l'orchestre), la basse Nikolay Didenko fusionne dans son timbre la pierre et le fer fondu par les flammes de son regard. Seuls déçoivent quelques aigus tendus et sa réticence à se tourner vers le chef afin de mieux suivre l'agogique (variation naturelle du tempo suivant les affects de la partition et touchant pourtant ici à l'évidence).
La mezzo Sanja Radišic sait s'appuyer sur les montées de l'orchestre, même lorsque ce soutien se fait aussi immense que soudain (le fortissimo "Liber scriptus" après "nil inultum remanebit, nil, nil, nil : rien ne demeurera impuni, rien, rien, rien", sublime decrescendo molitssimo haletant), elle incarne en outre la noblesse aussi bien que l'affliction profonde du texte, enlaçant son pupitre. C'est là l'une des caractéristiques communes présentées avec la soprano Karine Babajanyan : les voix en duo se projettent sur une même longueur d'onde pour l'Agnus Dei, avec un même placement en-dehors, alors même qu'elles ne sont pas en harmonie sur les tempi. La soprano vient refermer l'œuvre sur ses élans dramatiques abusant des soufflets et d'un volume intermittent, fort heureusement et merveilleusement compensé par le souffle choral.
Les résonances se glissent le long des voûtes romanes supportant leurs filles gothiques et venant caresser la centaine de rangs de 18 places qui peuvent enfin décoller leur dos des sièges, respecter un long et indispensable temps de silence final, avant le triomphe.