Ian Bostridge, le cygne et la Bien-aimée lointaine à Strasbourg
Historien de formation, musicien accompli, Ian Bostridge est un ténor britannique, à la longue carrière bien affirmée, tant au disque qu'au concert sur nombre de scènes internationales. Il excelle surtout dans le répertoire baroque (comme il le rappelait récemment avec Jephtha à Garnier), même si on peut l'entendre dans diverses œuvres de Mozart et de Britten, pour ce qui concerne la scène, mais aussi donc dans ce répertoire romantique de Lieder allemands. Lauréate du concours international Mozart de Salzbourg en 2016, son accompagnatrice du soir, Saskia Giorgini, est une jeune pianiste italienne qui joue désormais partout, promise semble-t-il à une belle carrière.
Le Schwanengesang est un cycle de Lieder un peu artificiel dû à une stratégie "marketing" de l'éditeur Tobias Haslinger qui, en 1829, peu après la mort de Schubert, décide de publier "la dernière floraison" de Lieder du compositeur. Sans thématique récurrente qui en façonnerait l'architecture donc, ce recueil composite comprend deux séries de Lieder dus aux plumes des poètes Ludwig Rellstab (1799-1860) et Heinrich Heine (1797-1856), le cycle se concluant sur un texte de Johann Gabriel Seidl (1804-1875). Ian Botstridge scinde ici le cycle en deux, interpolant entre les deux séries An die ferne Geliebte de Beethoven, sur un cycle de poèmes d'Alois Jeitteles (1794-1858).
Dans le répertoire romantique, ces Lieder, ont tous plus ou moins la même thématique : les désarrois et tourments de l'amant malheureux (éconduit, ignoré, abandonné) qui se lamentant alterne espoir et désespoir, dans une posture "bipolaire", exalté ou dépressif, mû par une ardeur caractérisée par l'excès, et voyant dans la nature soit une alliée soit le livre où sont inscrits les signes de son malheur. Cette "cyclothymie" est inscrite dans la succession même de ces chants où alternent toujours chants lents (plus ou moins denses et intenses dans l'expression douloureuse) et chants plus allants (entre légèreté insouciante ou exaltation soudaine). Parfois au sein d'un même Lied on trouvera ces ethos contrastants. Saskia Giorgini incarne parfaitement ces élans contrastés insufflant à son piano des ardeurs juvéniles puis le laissant languir à souhait dans les épisodes dépressifs.
Ian Bostridge est un ténor au format vocal calibré idéalement pour Haendel et peut-être certains rôles mozartiens, mais il n'offre pas ce soir la largeur de son qui lui permettrait de sculpter avec tout le relief souhaitable le répertoire interprété. Mais Bostridge est un chanteur raffiné, qui défend un propos. Il construit donc avec grand soin son interprétation, dosant les effets pesant les mots pour leur donner un poids convaincant. Il use alors de modes d'émission en voix mixte et en voix de tête, qui contrastent certes avec une voix plus engagée, mais sont souvent couverts par le piano (Aufenthalt). La stratégie est cependant louable et sans doute, passerait fort bien au disque.
Le chanteur présente également quelques petits défauts de maîtrise de l'allemand dans les liaisons ou des "é" fermés jusqu'à sembler des "i". Quelques sonorités semblent également peu habituelles pour l'expression la plus forte de la douleur, avec des sons droits à la limite du cri (Kriegers Ahnung, Der Doppelgänger), expressifs mais plus propres au répertoire baroque. Peut-être pour donner à voir les émotions souterraines du poète tourmenté, Ian Bostridge chante avec un corps constamment agité comme si les sons venaient de très loin, ce qui ternit parfois les moments élégiaques.
Si cette posture de construction pensée et pesée force le respect, elle n'est pas transcendée par l'ardeur des pulsions qui habitent le personnage et la construction demeure du coup lisible comme telle. De très beaux moments néanmoins : Ständchen en particulier, exécuté selon le texte craintif et suppliant, loin de la sérénade sucrée que proposent beaucoup. Idem pour le cycle de Beethoven, véritable joyau, très innovant (Beethoven relie tous les chants par des transitions dans un flot continu), très joliment exécuté.
Les belles rencontres avec une jeune pianiste plus que prometteuse et un chanteur intéressant sont saluées comme il se doit par le public !