Pygmalion et l’Amour & Psyché : métamorphoses convulsives à Dijon
La chorégraphe sud-africaine Robyn Orlin n’y va pas de main morte. Ses mises en scène de Pygmalion de Rameau et L’Amour et Psyché de Mondonville pour l’Opéra de Dijon cherchent sûrement à fracasser toutes les attentes. Surnommée dans son pays « l’irritation permanente » (dixit sa biographie), Orlin conjugue la fulgurance africaine à l’élégance de l’art baroque. La confrontation résultante doit choquer comme “la rencontre fortuite sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie” selon le mot de Lautréamont. Ou comme la Beauté surréaliste qui, selon André Breton, “sera CONVULSIVE ou ne sera pas.”
Convulsif semble le mot juste pour qualifier cet entrechoc de deux esthétiques que tout oppose : le dix-huitième siècle français, son élégance aristocratique toute en pastels, raffinée et retenue d’une part, et le volcanisme sexuel des danseurs contemporains de l’autre, avec les techniques dernier-cri et les couleurs criardes des collages vidéo signés Eric Perroys. Le choc est sans doute très fécond : à l’œuvre originale, mesurée, policée et rhétorique, il ajoute l’agitation provocante des corps, au discours il ajoute la passion charnelle, et la danse au hiératisme.
Des deux opéras, le premier de Rameau, Pygmalion (1748), le deuxième de Mondonville, L’Amour et Psyché (1758), c’est celui de Mondonville qui semble le mieux répondre à ce traitement. La mise en scène de Pygmalion offre une miscellanée d’objets insolites, d’images superposées, de danseurs frénétiques, avec des vidéos instables dévorant la présence des artistes sur scène : le spectateur ne sait où donner de la tête. L’Amour et Psyché, en revanche, offre une cohérence bien perceptible. D’un côté de la scène, la thèse (chanteur) de l’autre l’antithèse (le double danseur), et la synthèse (les deux mondes projetés et superposés sur une vidéo géante en toile de fond).
Pour accommoder la vision de la metteure en scène, l’opéra de Rameau se trouve métamorphosé en une toute autre œuvre. Plutôt que de montrer un Pygmalion sculpteur en train de ciseler la beauté parfaite en forme de statue, Robyn Orlin choisit «une autre façon de raconter l’histoire.» Pygmalion (chanté par Reinoud Van Mechelen, ténor) délègue la création artistique à une multitude d’assistants. Ils travaillent dans son atelier autour d’une longue table couverte de nombreux objets géométriques. Une autre grande table devant la scène ferait presque songer à celle où le docteur Frankenstein prépare The Monster. Des modèles humains de diverses tailles et formes y montent, se font disséquer par la caméra vidéo qui leur prend des morceaux disloqués, les superpose et les malaxe. Chacun contribue par un membre, un sein, un œil ou autre fragment qui fera partie d’un grand collage vidéo-photographique assez monstrueux. A mesure que ce monstre numérique se compose d’images disloquées, un monstre analogue se construit en vrai à partir des objets insolites sur la table, avec pour tête un globe. Pour fêter l’accomplissement de la création, les chœurs arrivent, habillés comme des Parisiens huppés à l’ouverture d’une « installation » dans une galerie d’art moderne. Le célèbre enchaînement des douze différentes danses du dix-huitième siècle, réclamées par le librettiste et respecté par Rameau, s’accomplit dans une sorte de bacchanale enragée. Pygmalion se saoule, et part soutenu par deux danseurs torse nu. Le beau thème de l’amour et de la glorification du créateur se trouve ainsi parodié (Pygmalion simulant clairement un vomissement). C’est le credo contemporain, l’art est mort, vive l’installation. Un thème présent dans toutes les Genèses, celui de l’animation de la glaise par le Dieu, celui du Golem, et qui se retrouve dans la science-fiction, dans l’émouvante grand-mère électrique de Bradbury, ou le Pygmalion de Shaw, est ainsi comme ridiculisé et mis en charpie.
Pour la metteure en scène, la statue n’est point la création finale de Pygmalion, mais seulement un élément de son inspiration, la plus belle parmi les multiples formes qui la composent. La soprano Magali Léger incarne cette statue. Au milieu de sa tessiture, sa voix est brumeuse, voilée, et la diction est avalée, comme si le recours très fréquent à la voix droite lui coûtait de l’éclat et du volume. En revanche, lorsque la partition le lui permet, elle déploie des aigus resplendissants, d’une grande et rare beauté.
Le rôle de Céphise (Samantha Louis-Jean), celui de la femme jalouse, elle-même un modèle de plus dans la foule de collaborateurs quasi interchangeables, est bien assumé, mais trop bref. Elle aura une revanche magnifique dans le second opéra. Armelle Khourdoïan dans le rôle de l’Amour séduit par son sourire délicieux et une belle présence. Sa voix aussi porte une belle présence vibrante.
Mais Pygmalion est surtout un opéra pour ténor, et les rôles des femmes sont curieusement relégués à quelques répliques efficaces. Le ténor en revanche est toujours partout. Imperturbable au milieu du capharnaüm, Reinoud Van Mechelen en Pygmalion sculpte la beauté parfaite par sa voix. D’une technique très raffinée, enfilant roulades et fioritures avec une aisance insolente, sa voix garde sa beauté, son legato, sa présence et sa pureté lyrique, aussi bien dans la virtuosité que dans les phrases liées. Un moment, il vient s’asseoir au bord de la fosse, les jambes pendantes dans le vide, délaissant toute la frénésie de la scène. Auréolé de lumière dorée, il chante rien que pour nous, pour l’orchestre, et pendant ce moment trop bref, s’élève comme un souhait secret que l’opéra puisse être juste musique et chant, luxe, calme et volupté.
Dans le deuxième opéra, la place de la danse africaine et de la vidéo expérimentale est plus cohérente. L’Amour et Psyché de Mondonville est peut-être aussi un opéra plus équilibré que celui de Rameau, et la musique de Mondonville est à la mesure des morceaux de bravoure du livret : naufrage, descente aux Enfers, enlaidissement de Psyché. Ce sont également les instants où la vidéo illustre et complète au mieux l’action, dans l’orage et le naufrage, comme dans l’illustration des Enfers. Les filtres déformants le visage de Psyché sont également un bon moyen de rendre la laideur de Psyché. Le plus bel effet est sans doute celui d’une mer déferlant sur la plage, roulant dans ses vagues la projection des corps.
L’astuce de la metteure en scène est de doubler chaque chanteur d’un danseur. Ainsi, la déesse Vénus est-elle jouée à la fois par la svelte soprano, Samantha Louis-Jean, habillée coquettement en bas résille et une tenue de Bunny, et par une danseuse aux proportions de Vénus Callipyge néolithique, image de notre brune terre-mère généreuse (à ceci près que cette Vénus noire est dansée, quelle ironie, par un danseur, l'inénarrable Albert Khoza). Ironie du sort, la frêle Samantha Louis-Jean sort une grande voix lumineuse, superbement projetée, qui rivalise avec le corps imposant. La bataille entre ces deux Vénus, puis leur accord final sont des plus réjouissants, et la mère Afrique prend tout naturellement la fille Europe dans ses bras, puisque l’Afrique est notre origine.
Comment passer sous silence la tonitruante interprétation de Tisiphone par le baryton Victor Sicard. Jambes nues, hauts talons, petite robe noire, longue chevelure dorée, mais conservant barbe et moustache gauloise, il joue et chante à la perfection la méchanceté de la Furie, voire son sadisme dans la scène de l’enlaidissement.
Le Concert d'Astrée, aux mains de la radieuse et pétillante Emmanuelle Haïm, joue avec précision et vigueur, mais certains dialogues, chanteur/flûte par exemple, sont traités avec délicatesse et émotion, et la fin de Psyché, juste avant les réjouissances, est teintée d’une très belle mélancolie. Les Chœurs d’Astrée, parfaitement équilibrés et scéniquement dynamiques, méritent aussi une mention spéciale. La direction d’Emmanuelle Haïm est passionnée, corporelle. En même temps, sa battue reste économe et précise, millimétrée, et d’une belle efficacité.
Le grand mérite de ce spectacle pétri de contradictions et qui peut laisser perplexe, outre qu'il permet d'entendre Rameau et Mondonville, est peut-être dans les questions qu’il pose. L’esthétique et la rhétorique du 18ème siècle ne s’éloignent-elles pas insensiblement de nous ? Les metteurs en scène contemporains doivent-ils en tenter la restitution, ou au contraire y projeter (jusqu’à la provocation, pour les revivifier) leurs questionnements, leurs envies et leurs techniques ? Peut-être la mise en scène tumultueuse vient-elle redonner vigueur au mythe et à son traitement « à la française » et leur rappeler la belle formule de Diderot dans Le Neveu de Rameau : « c’est au cri animal de la passion à dicter la ligne mélodique ».