Médée de Cherubini, ou quand une sorcière met le feu à Rouen
Après un succès plutôt modeste lors de la création de l’œuvre (au Théâtre Feydeau en 1797), la Médée de Cherubini ne s’est jamais réellement imposée sur les scènes françaises, malgré un certain succès rencontré en Allemagne, ou en Italie dans une version traduite, grâce notamment à l’interprétation absolument géniale de Callas dont plusieurs enregistrements, live ou studio, conservent heureusement la trace. Les récentes productions proposées par Krzysztof Warlikowski à Bruxelles en 2008 (avant les reprises du TCE fin 2012) ou Jean-Yves Ruf à Dijon (il y a exactement deux ans) redonnent sa chance à cette œuvre singulière entre toutes.
Singulière avant tout par sa forme : conçue initialement pour être un opéra (les alexandrins de François-Benoît Hoffman auraient été mis en musique si l’Opéra n’avait refusé l’œuvre), elle revêt finalement la forme d’un opéra-comique, faisant alterner chant et dialogues, lesquels ont conservé leur forme originelle d’alexandrins – ce qui rend la partie dialoguée particulièrement atypique, mais aussi difficile à mettre en voix pour des interprètes non rompus à la déclamation classique. L’originalité de l’œuvre réside également dans un livret dont la puissance tragique est très inhabituelle dans le genre de l’opéra-comique, mais aussi dans le traitement musical et notamment orchestral, particulièrement riche, de ce sujet. Le recours à l’Antiquité pour le livret et la noblesse de certaines pages inscrivent l’œuvre dans le sillage d’un Gluck, tandis que le traitement plus lyrique du déchaînement des passions ou de l’image de la femme trahie et abandonnée préfigure les œuvres romantiques. En d’autres termes, Médée est un opéra précieux dans les voies qu’il ouvre au Bellini de Norma, voire au Berlioz des Troyens, et nous ne pouvons que savoir gré aux opéras de Dijon et de Rouen-Normandie de l’avoir affiché, qui plus est dans une production si soignée.
Jean-Yves Ruf est sans doute le premier artisan de ce succès. Entre une transposition violente et iconoclaste dans le monde contemporain (façon Warlikowski), possiblement séduisante mais risquant de vider le mythe de sa portée universelle, et la reconstitution historique, intéressante mais peut-être sclérosante, Jean-Yves Ruf se fraie une voie personnelle : la sobriété de sa mise en scène laisse la passion, la fureur, le désespoir de l’héroïne, le glissement irréversible de la douleur amoureuse vers l’horreur tragique se déployer librement – avec une intensité d’autant plus forte qu’aucun détail superflu n’en vient distraire le spectateur. Quatre murs enferment l’intrigue dans un carcan exacerbant les passions : les trois premiers (celui du fond, les deux murs latéraux) sont constitués de panneaux pivotant sur eux-mêmes pour permettre à de splendides éclairages de conférer à la scène la couleur dramatique idoine. Le quatrième mur est bien sûr constitué des spectateurs, retenant leur souffle, partagés comme il se doit entre la terreur et la pitié suscitées par le personnage monstrueux de la magicienne. Le plateau est occupé par trois bassins aux fonctions diverses : gynécée dans lequel les femmes se font belles, pièces d’eau servant à différentes ablutions, à la toilette des enfants de Médée, ou encore frontières, limites symboliques qui tantôt arrêtent les personnages, tantôt sont franchies volontairement par eux.
Mais c’est aussi dans le jeu des interprètes que le travail de Jean-Yves Ruf est remarquable : les intonations sont justes, les gestes précis, le texte habité, les silences éloquents. À tel point qu’on se demande même si les chanteurs n’auraient pas été capables de déclamer les alexandrins originaux. L’expérience, en tout cas, reste à tenter, les dernières productions de l’œuvre ayant préféré une solution autre : chanteurs doublés par des comédiens à Compiègne en 1996, monologue dit par Fanny Ardant à Metz en 2004, dialogues réécrits à Bruxelles en 2008 (actualisés avec un brin de provocation dans leur grossièreté : « Ne me touche pas ou je fais une connerie », « Fous le camp »). Jean-Yves Ruf a lui aussi opté pour une réécriture des dialogues, mais une réécriture sobre, discrète, permettant au texte parlé de conserver sa puissance, parfois sa violence, sans rompre la continuité du discours musicalo-littéraire.
Hervé Niquet propose une lecture fort séduisante de l’œuvre, précise, incisive, tour à tour tendre, lyrique, effrayante. La complicité avec l’Orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie, en grande forme, est évidente, le chef applaudissant d’ailleurs très chaleureusement l’ensemble des musiciens aux saluts finals. Il se montre également d’une extrême attention envers les chanteurs, semblant leur proposer l’écrin qui mettra le mieux en valeur leurs voix. Ce travail d’équipe porte ses fruits, le plateau se montrant d’une grande homogénéité.
On remarque avant tout la très bonne intelligibilité du texte que permet une prononciation soignée du français des principaux interprètes, notamment Marc Laho et Jean-Marc Salzmann (parfait en Créon). Jason s’inscrit dans les meilleures cordes de Marc Laho, qui chante le rôle avec beaucoup de naturel et sans effort apparent. Yete Queiroz brosse un beau portrait de Néris, dévouée à sa maîtresse tout en comprenant progressivement l’horreur du drame qui se joue devant elle. Son air de l’acte II « Ah, nos peines seront communes », dans lequel s’illustrèrent Teresa Berganza, Rita Gorr, ou plus récemment Véronique Gens ou Marie-Nicole Lemieux, est un très beau moment de tendresse et d’émotion.
Juliette Allen, belle silhouette, comédienne convaincante, offre un portrait
touchant de Dircé, malgré un souffle et des aigus parfois un peu
courts dans son air « Hymen ! viens dissiper une vaine
frayeur ! » Reste
le cas de Tineke van Ingelgem, révélation des représentations
dijonnaises. Le moins que l’on puisse dire, c’est que le
personnage existe et qu’elle en fait vivre toutes les facettes. De
par son physique (c’est la plus grande de tous les interprètes,
surtout lorsqu’elle porte ses chaussures à talons !), sa
physionomie extrêmement expressive, ses gestes calculés qui
traduisent parfaitement la moindre de ses émotions, sa voix parlée,
au timbre singulier et auquel un léger accent confère une étrangeté
supplémentaire, elle domine le plateau et impose la figure de
monstre – au sens premier du terme, celui d’ « être
extraordinaire » – qui est celle de la magicienne de
Colchide. Si l’on s’en tient à la pure technique vocale, les
choses sont un peu plus contrastées : le vibrato est parfois un
peu prononcé, les aigus forte
peuvent manquer de puissance – ou certains graves, par exemple
dans la terrible imprécation précédant le finale de l’opéra :
« Ô Tisiphone ! implacable déesse / Étouffe dans mon
cœur tout sentiment humain »), les registres ne sont pas
toujours parfaitement liés (le médium et le grave prennent une
couleur qui rappelle parfois celle d’Anna Caterina Antonacci dans
le même registre, proche de la voix parlée, ce qui d’ailleurs lui
confère une certaine originalité, un certain charme). Mais
l’intonation est juste, l’attention aux mots réelle,
l’incarnation, au total, hautement crédible. Succès complet et
mérité pour l’interprète et tous les artisans de ce très beau
spectacle, qui donnera peut-être aux directeurs d’opéras l’envie
de redonner leur chance à d’autres œuvres françaises du même
compositeur : Démophon, Lodoïska,
Anacréon, Ali baba ou les quarante voleurs ?