Les Sept Péchés capitaux, ambiance cabaret berlinois à l’Opéra du Rhin
C’est sous le signe du cabaret berlinois de l’entre-deux guerres que David Pountney -tout juste après avoir présenté Francesca da Rimini de Riccardo Zandonai à La Scala de Milan avec quasiment la même équipe artistique-, choisit de situer l’ensemble des trois ouvrages, en une pleine continuité dramaturgique et selon la même trajectoire. Si Kurt Weill et Arnold Schönberg partagent une époque tumultueuse au plan politique en Allemagne -ils connaîtront de fait chacun l’exil-, les deux compositeurs ne s’appréciaient guère et poursuivaient une recherche esthétique fort différente. La réunion en un seul spectacle des trois œuvres n’allait donc pas de soi. Créé en 1927 sur un livret de Bertolt Brecht, Mahagonny-Ein Songspiel (Le Petit Mahagonny) œuvre relativement brève qui se veut souriante tout en dénonçant la décadence de la société, précède de peu deux ouvrages majeurs des deux collaborateurs, L'Opéra de quat'sous et Grandeur et Décadence de la ville de Mahagonny. La fameuse chanson Alabama Song, créée par la mythique compagne de Kurt Weill, Lotte Lenya, en constitue le fil conducteur.
David Poutney, bousculant l’ordre des choses, introduit en seconde partie de Mahagonny, avant le final et sans aucune transition, le Pierrot lunaire de Schönberg. L’effet surprend dans un premier temps, puis convainc totalement au plan dramatique. Cette œuvre décisive et fascinante composée de trois fois sept poèmes d’Otto Erich Hartleben (figure essentielle du cabaret berlinois) d’après Albert Giraud, créée en 1912 à Berlin introduit le fameux sprechgesang (parlé-chanté) qui semble ouvrir une voie nouvelle à la musique contemporaine d’alors. Ces deux ouvrages nécessitent un ensemble orchestral réduit que David Poutney positionne sur scène en deux effectifs distincts, au sein d’un décor simple et unique (Marie-Jeanne Lecca) délimité par des rideaux qui évoquent les petites scènes des cabarets berlinois.
La mise en scène est nette, précise, soulignant par la danse les différentes étapes du Pierrot lunaire notamment. Les personnages féminins apparaissent volontairement dédoublés s’agissant des parties chantées, y compris pour le Pierrot lunaire. Ce sont d’ailleurs les mêmes interprètes qui officient sur l’ensemble de la soirée. A la voix de soprano lumineuse de Lenneke Ruiten répond celle plus capiteuse, plus profonde aux accents mordorés, de la jeune soprano américaine, Lauren Michelle. Du côté des hommes pour Mahagonny, la satisfaction est identique avec le baryton-basse au grave imposant Patrick Blackwell, le ténor clair et un peu claironnant mais efficace de Roger Honeywell, les jeunes artistes membres de l’Opéra Studio de l’Opéra National du Rhin, Stefan Sbonnik (ténor) et Antoine Foulon (baryton-basse).
Les Sept Péchés capitaux de Kurt Weill sur un texte toujours de Bertolt Brecht, créés en 1933 à Paris avec un grand succès, se présentent comme un ballet chanté en un prologue et sept tableaux qui successivement évoquent les différentes formes du péché. Il s’agit d’une pièce importante qui possède une réelle puissance narrative et requiert un grand orchestre qui retrouve sa place naturelle dans la fosse. Deux femmes, qui n’aspirent qu’à la tranquillité et au repos dans une petite maison au bord du Mississippi en Louisiane, déambulent durant sept années, toujours en but au péché, dans les grandes métropoles américaines pour y chercher fortune, tandis que leurs proches -père et frères- attendent avec impatience voire avidité l’argent qu’elles gagnent péniblement. Anna est incarnée par une danseuse/comédienne, ici la magnifique et tragique Wendy Tadrous. La chorégraphie signée Beate Vollack (et Amir Hosseinpour concernant la première partie de soirée) la pousse dans ses retranchements : mouvements tour à tour saccadés ou virtuoses, terriblement exigeants comme ces moments de boxe, ces abandons ou cette scène de viol avant qu’elle ne parte sur les routes : une prestation qui force le respect et suscite l’admiration.
La mise en scène de David Poutney poursuit son investigation du cabaret avec une acuité rare, puissante, une originalité qui n’exclut ni la dérision ni la désespérance. A la tête de l’Orchestre symphonique de Mulhouse (en petit effectif puis au complet), le chef allemand Roland Kluttig cherche en premier lieu la précision et la restitution la plus exacte de ces partitions complexes. Très attentif aux chanteurs et aux instrumentistes, sa direction pourrait se laisser aller encore à un peu plus de souplesse, de liberté. Mais Roland Kluttig, pour ses débuts à l’Opéra national du Rhin, affirme un vrai caractère trempé, une compréhension profonde de ce répertoire.