La puissance et la grâce : Aude Extremo et Chiara Skerath à l’Éléphant Paname
Loin des imposants plateaux d’opéra où elle se produit régulièrement (et tout récemment à la salle Garnier, dans l’opéra dansé de Gluck par Pina Bausch, Orphée et Eurydice), Chiara Skerath est venue occuper, pour le plus grand plaisir d’un public par avance conquis, la petite scène de l’Éléphant Paname. La jeune soprano d’origine suisse, qui s’est déjà distinguée dans divers rôles majeurs, tels Mélisande, Poppea ou Zerlina, s’illustre ici dans un registre tout différent et beaucoup plus intimiste : celui des mélodies, qui lui est cher (elle a notamment étudié le répertoire du Lied avec Ruben Lifschitz à la Fondation de Royaumont). C’est avec une grâce naturelle qu’elle interprète, accompagnée au piano seul, « Le soir » et « L’absent » de Charles Gounod, deux chansons mélancoliques : son souffle long et sa voix cristalline, particulièrement bien vibrée dans les trémolos, suscitent l’émotion. La cantatrice a une technique brillante qui lui permet d’osciller entre une délicate voix de tête et d’éclatants fortissimi, sans perdre son timbre clair, tout en nuances.
Le public se délecte ensuite de la fraîcheur enfantine des Chantefleurs de Robert Desnos, mises en musique par le compositeur français Jean Wiéner (1896-1982), à ne pas confondre avec le mathématicien américain Norbert Wiener (1894-1964), comme le fait malencontreusement le programme. Le regard pétillant, le sourire faussement ingénu, Chiara Skerath enchaîne alors, avec une belle articulation, les comptines mutines dont l’ensemble forme un bouquet composite : « Pivoine », « Capucine », « Bouton d’or », « Glaïeul » ou « Réséda ». Elle n’hésite pas non plus à faire claquer les jeux de mots savoureux et parfois grivois (notamment sur « Renoncule »), en égayant le public et en faisant montre d’une étroite complicité avec le pianiste Antoine Palloc, au doigté parfait.
La gestuelle dansante et gracieuse, la voix rieuse, virevoltant sur des vocalises bien maîtrisées, la soprano excelle aussi dans un air d’opéra-bouffe, « Ô Paris, gai séjour », tiré des Cent vierges de Charles Lecocq. C’est avec sa consœur Aude Extremo qu’elle entonne le duo final, « Jours fortunés de notre enfance » (La fille de madame Angot) du même compositeur. Sur un rythme vif et entraînant, les deux artistes, élégantes et complices, révèlent leur palette comique, prodiguent de jolies notes piquées à l’unisson, enlacent leurs voix harmonieusement, avec beaucoup plus de souplesse que lors du duo d’ouverture, quelque peu crispé et discordant, sur la romance de Fauré (« Pleurs d’or »). Elles communiquent, en ce feu d’artifice final, leur joie et leur énergie à un public ravi.
Le style tout autre et la singulière sensualité d’Aude Extremo, la mezzo-soprano, ne laissent pas indifférents les spectateurs. À la légèreté désinvolte de Chiara Skerath s’oppose la puissance volcanique de la cantatrice bordelaise. Sa voix est profonde, voire gutturale, son coffre impressionnant, son ambitus très large, capable d’envoûter dans les graves et de flamboyer dans les aigus. Dans les airs d’opéra — Massenet et Saint-Saëns —, elle déploie son jeu avec une expressivité dramatique intense. Convaincante en tragédienne, lorsqu’elle incarne Cléopâtre (« J’ai versé le poison ») ou Dalila (« Mon cœur s’ouvre à ta voix »), elle paraît en revanche moins à l’aise sur le cycle des Trois chansons de Bilitis, écrit par Pierre Louÿs et composé par Debussy : située à mi-chemin entre le parlé et le chanté, cette poésie musicale exige des qualités récitatives (articulation, subtile mise en valeur du texte, sobriété dans la scansion des vers) qui ne laissent pas trop de place au jeu — ou surjeu — théâtral. En somme, le registre mélodique incite à plus d’intériorisation et moins d’effets. De façon générale, la voix puissante d’Aude Extremo gagnerait sans doute à être plus soutenue, plus homogénéisée, notamment dans les mediums, et moins projetée. Reste que les dimensions réduites de la salle de concert et l’ample réverbération — due surtout à la coupole de briques de verre — desservent la chanteuse, qui semble comme un fauve en cage, ne parvenant pas toujours à régler le volume de sa voix sur celui de la salle. La gigantesque scène du Théâtre antique d’Orange, qu’elle a foulée l’été dernier en interprétant un extrait de Carmen, semble bien plus à sa mesure.
En fin de compte, si la grâce peut atteindre la puissance, la réciproque n’est pas toujours vraie. Mais cela n’entame en rien l’enthousiasme du public, à en juger par l’ovation qui donnera lieu à trois rappels, dont la magnifique Barcarolle d’Offenbach.