L'Heure espagnole & Gianni Schicchi : les soleils de Tolède et de Florence illuminent l’Opéra Bastille
Adjoindre deux ouvrages aussi différents de conception et d’origine pouvait relever de la gageure. Mais Laurent Pelly, qui signe la mise en scène et les costumes, relève avec brio le gant en transposant déjà l’action des deux ouvrages au milieu des années 50 et en créant des passerelles sinon stylistiques, du moins environnementales entre les deux. La boutique de l’horloger Torquemada, en dehors de sa multitude de pendules et ses fameuses horloges, se trouve encombrée d’un bric-à-brac ahurissant voire compulsif évoquant l’Espagne et ses mœurs, du taureau empaillé à la guitare gitane ! Décidément, l’accorte Conception, maîtresse des lieux, a d’autres préoccupations que celles de la tenue du logis : ses attentes sont plus matérielles et concrètes ! Chez le défunt Buoso Duonati, les meubles les plus divers envahissent l’espace, de l’horloge une nouvelle fois (ses aspirants héritiers n’hésiteront pas à y enfermer son cadavre lors de la venue du notaire), aux armoires et meubles de cuisine, tous allègrement pillés par la chère et affectueuse famille du mort. La ville de Florence omniprésente dans Gianni Schicchi fera son apparition en fond de scène lors du merveilleux air de Rinuccio Firenze è come un albero fiorito (Florence est comme un arbre en fleurs) qui évoque avec une rare poésie la cité enchanteresse des bords de l’Arno. Les décors créés par Florence Evrard et Caroline Ginet, éclairés par Joël Adam, font ici merveille. La mise en scène de Laurent Pelly puise à l’énergie de tous les interprètes et caractérise parfaitement chaque personnage tout particulièrement dans Gianni Schicchi. Les scènes de fausses lamentations et d’avidité de la famille apparaissent comme un pur régal.
Même si L'Heure espagnole, opéra intime créé à l’Opéra Comique en 1911 se trouvait mieux à sa place au Palais Garnier, sa venue sur le plateau de Bastille et dans cette approche, convainc. Clémentine Margaine ne fait qu’une bouchée de la séduisante Conception : son tempérament volcanique bouscule un peu le rôle, mais la voix superbement projetée, au grain suave et profond, rallie tous les suffrages. Dans le rôle du poète Gonzalve bien peu enclin aux ébats, Stanislas de Barbeyrac, façon bellâtre gominé et caricatural, au déhancher provocant, déploie une vis comica qu’on ne lui connaissait pas vraiment. Sa voix de ténor s’empare avec facilité et largesse de Gonzalve, malgré un aigu ou deux un peu tirés. Nicolas Courjal se trouve métamorphosé en Don Inigo Gomez, ventripotent banquier libidineux, voix assurée et presque trop importante pour le rôle. Philippe Talbot délecte par sa fine interprétation de l’horloger Torquemada, plus finaud qu’il n’y parait et prompt à vendre à prix d’or aux soupirants de son épouse ses horloges de qualité. Jean-Luc Ballestra campe un Ramiro au chant particulièrement soigné, fort attentif aux raffinements de la musique de Maurice Ravel et par ailleurs aux muscles efficaces.
S’agissant du second ouvrage, Gianni Schicchi, Vittorio Grigolo -un luxe pour ce rôle de Rinuccio somme toute assez court-, déploie toute sa séduction vocale et son sens du chant italien. L’aigu rayonne et la projection est immédiate. Il livre par ailleurs une prestation scénique toute de jeunesse et de fougue. Il forme un duo impeccable avec Elsa Dreisig (fraîchement interviewée par nos soins), Lauretta toute de fraîcheur, au chant inspiré sinon parfaitement d’essence italienne dans ses inflexions. Si Artur Ruciński ne possède pas réellement l’ampleur vocale souhaitée pour le rôle-titre, voire la démesure de certains de ses illustres devanciers, il ne cherche pas à amplifier ses moyens naturels. Sa voix de baryton sonne claire et précise, la diction s’avère impeccable et nette. Il impulse au personnage de Gianni Schicchi un beau sens du théâtre et sa métamorphose en vieillard en fausse agonie est un modèle du genre, sans trop appuyer le propos et sans trop caricaturer, mais tout de rouerie, de sagesse même : il agit pour une bonne cause, la sienne c’est entendu, mais aussi pour l’amour sincère qui lie Lauretta et Rinuccio, facteur de renaissance au milieu de tous ces êtres avides et superficiels. En dehors de la Zita bien fatiguée de Rebecca De Pont Davies, mais parfaite comme comédienne, on retrouve les excellents Nicolas Courjal (Betto), Jean-Luc Ballestra (Marco) et Philippe Talbot (Gherardo). Terrifiantes en meneuses de jeu, Emmanuelle de Negri (Nella) et Isabelle Druet (La Ciesca) font trembler tandis que Pietro Di Bianco (Maître Spinelloccio, le médecin), Tomasz Kumiega (Amanto di Nicolao, le notaire), Maurizio Muraro (fort solide et expressif Simone, doyen des héritiers) complètent avec verve un plateau des plus efficaces.
Maxime Pascal, à la tête de l’Orchestre de l’Opéra National de Paris et pour sa première expérience lyrique in loco, démontre un sens aigu de compréhension de chaque ouvrage. La musique de Ravel toute de luxuriance, mais aussi raffinée et puisant à un lyrisme bien français, offre toutes ses plus attachantes ressources sous sa direction musicale. Et Gianni Schicchi, par la maîtrise que Maxime Pascal déploie sur cette partition riche et diversifiée, ne lui cède en rien, bien au contraire. L’Opéra Bastille s’ouvre aux sourires et aux rires, il ne faut pas laisser passer cette chance trop rare.
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