Rouen, théâtre des arts de la sublime Lucia Gimadieva
La Lucia de Lammermoor de Donizetti est une femme amoureuse, broyée par les hommes qui l’entourent jusqu’à en perdre la raison et à les entraîner avec elle dans le tombeau, tuant son mari, condamnant son frère à une probable exécution et provoquant le suicide de son amant.
Cette Lucia, si souvent décrite comme maladive et soumise, sorte de victime sacrificielle, Jean-Romain Vesperini l’a voulue offensive et libérée (voir son interview). En pantalon et bottes de cavalière, elle n’hésite dès lors pas à menacer son frère Enrico, un couteau sous la gorge. Lorsqu’elle accepte finalement le mariage honni, ce n’est d’ailleurs toujours pas dans une attitude de victime, mais dans celle d’une madone en robe blanche et manteau bleu, qui offre sa vie, les mains ouvertes. L’assassinat d’Arturo lui-même relève plus du meurtre de sang-froid que d’un coup de folie, la folie n’arrivant qu’ensuite : non, Lucia ne se laissera pas forcer à honorer une nuit de noce qui la répugne ! Quand bien même Donizetti charge son confident, Raimondo, de l’y conduire.
Le décor est unique, composé d’une seule pièce, un donjon massif s’enfonçant dans le sol, trônant au centre de la scène. Les jeux de rideaux ont dès lors la charge de créer différentes ambiances : claustrophobique lorsque le piège de son frère se referme sur Lucia, sanguinolente au moment du meurtre ou mystérieuse lorsque Lucia y aperçoit les fantômes de ses ancêtres. Peu d’accessoires sont utilisés. Le spectateur se concentre ainsi sur l’intrigue et la puissante musique de Donizetti, ici dirigée par un Antonello Allemandi visiblement à son aise dans ce répertoire, accompagnant du geste les vocalises de ses chanteurs.
Boris Pinkhassovitch, Venera Gimadieva et Ramè Lahaj dans Lucia de Lammermoor à Rouen
Ces derniers sont impeccables. A commencer par la sublime Venera Gimadieva, très convaincante pour cette prise de rôle, tantôt ingénue, tantôt inquiétante, faisant tourner les têtes lorsqu’elle plante son regard dans celui du public, avant que sa propre tête ne tourne avec le décor dès que la folie s’empare d’elle. Si nous connaissions déjà Gimadieva, la découverte de la soirée s’appelle Boris Pinkhassovitch, dont la voix puissante offre un timbre élégant au personnage d’Enrico. Il campe un frère aux élans incestueux, un chef de clan désemparé, luttant pour sa survie et faisant de mauvais choix parmi de mauvaises solutions. L’Edgardo de Ramè Lahaj dont le rôle est allégé du fameux duo de la tempête, coupé, s’offre une mort poignante.
Les quatre seconds rôles sont parfaitement exécutés par Deyan Vatchkov (seul de la troupe à avoir déjà chanté son rôle dans d'autres productions) en Raimondo, les deux artistes de la compagnie de l’Opéra de Rouen, Majdouline Zerari et Carlos Natale (que nous avions déjà appréciés dans Les Contes de la Lune vague après la pluie la saison dernière), respectivement en Alisa et Arturo, et enfin l’inquiétant Enrico Casari en Normanno. L’orchestre de l’Opéra de Rouen Normandie rend bien la force de la musique de Donizetti sans jamais couvrir les voix des solistes. Les solos de harpe, de violoncelle et de flûte qui agrémentent la partition sont interprétés avec grâce, s’associant parfaitement à la scène sous l’œil vigilant du chef Allemandi.