Une Lucia « gore » par Katie Mitchell à l’Opéra National de Grèce
Inauguré il y a moins de six mois, l’Opéra National de Grèce est le don fait au pays par la Fondation Stavros Niarchos (du nom de l’éternel rival d’Onassis comme plus riche et puissant armateur national). À deux pas du port du Pirée, le magnifique bâtiment aux allures futuristes – conçu par l’architecte star Renzo Piano – trône au milieu d’un espace de deux cent mille mètres carrés entièrement dédié à la culture et à la balade, avec ses nombreux jardins et plans d’eau. Pour sa première saison, l’ONG s’est lancé dans une série de coproductions avec de prestigieuses maisons internationales, et après une Flûte enchantée provenant de l’Opéra Comique de Berlin (chroniquée sur nos pages à l'Opéra Comique de Paris), c’est une production de Lucia di Lammermoor provenant du Royal Opera House de Londres qui est actuellement à son affiche.
Étrennée il y a deux saisons et reprise à l’automne dernier dans la célèbre institution londonienne, cette production de Lucia est signée Katie Mitchell, bien connue en France pour présenter presque chaque été une nouvelle mise en scène au Festival d’Aix-en-Provence (comme évoqué avec son Directeur sur le départ). Elle retrouve son fidèle décorateur Vicki Mortimer qui signe une scénographie particulièrement flatteuse pour les yeux, très XIXe siècle anglais, qu’il divise systématiquement en deux : les chanteurs évoluent d’un côté tandis qu’une action muette se déroule par ailleurs. On y voit toutefois une Lucia « dans tous ses états » : elle se rend compte dans la salle de bain, par l’absence de ses menstruations qu’elle est enceinte d’Edgardo, elle initie un jeu érotique avec son nouvel époux avant de le trucider à coups de couteau tandis que sa suivante Lisa l’étouffe avec un oreiller, elle fait une fausse couche peu après et c’est maculée de son propre sang et non de celui d’Arturo qu’elle arrive dans la grande salle de réception pour expirer sur un billard... avant de ressusciter et de retourner dans sa baignoire pour se tailler les veines pendant qu’Edgardo chante son air final et expire derrière la cloison qui les sépare ! Une mise en scène riche en imagination et dirigée dans les mouvements de ses acteurs-chanteurs.
La jeune soprano grecque Christina Poulitsi (l'une des interprètes de la Reine de la nuit de la Flûte enchantée les plus en vue) tient le rôle-titre avec professionnalisme. Elle connaît son rôle et en maîtrise l’essentiel des difficultés techniques, mais sans atteindre encore l’engagement dramatique qui fait le prix de cette partition en or. La voix gagnera à conquérir davantage de projection et d’éclat, notamment dans le grave, et la scène de folie lui convient de fait mieux que “Regnava nel silenzio”.
Sir Edgardo, son compatriote Yannis Christopoulos gratifie l'auditoire - dans le premier acte – de son timbre séduisant et de sa ligne de chant raffinée, mais le second et surtout le troisième le voient accuser une certaine baisse de régime (entraînant notamment un défaut de justesse sur le grand air « Tombe degl'avi miei »).
Kyros Patsalides représente la férocité d’Enrico, frère de Lucia par une grande force vocale, sonore et généreuse, mais manquant de nuances. La basse grecque Tassos Apostolou s’impose sans peine en Raimondo dont il possède l'ampleur, le grain et la noblesse. De son côté, le sémillant ténor Yannis Kalyvas donne un fort relief au personnage sacrifié d’Arturo, grâce à son timbre clair et admirablement projeté. Une mention enfin pour le Chœur de l'Opéra National de Grèce, homogène et impliqué, très sollicité et en tous points excellents, ainsi que pour le jeune et très prometteur ténor Thanasis Evangelou (pour la joliesse du timbre et la conduite de la ligne), dans le rôle de Normanno.
Mais la plus grande satisfaction de la soirée réside dans la direction de George Petrou, connu en France pour ses prestations à la tête de son ensemble baroque Armonia Atenea, et qui, à la tête de l’Orchestre de l'Opéra National de Grèce, rend justice à tous les raffinements de la partition de Donizetti. Le chef grec parvient à imposer une lecture cohérente, résolument théâtrale, soucieuse d’effets dans les paroxysmes dramatiques, mais également de clarté et d’élégance dans certaines introductions instrumentales. Portons enfin au crédit de Petrou son souci des exigences du chant, et de l’indéfectible attention qu’il apporte à ses chanteurs et souhaitons belle vie à ce nouvel Opéra National !