À Monte-Carlo, un Faust du feu de diable
La mise en scène de Nicolas Joël se tient dans la faille psychique et lyrique de Gounod, homme d’ascèse et de scène, de religion et d’émotion. D’où la tentation qui constitue un défi majeur de mise en scène. Elle se doit de prolonger, sans l’affadir la savante et vivante écriture vocale et orchestrale de la partition. C’est ce à quoi parvient Nicolas Joël et son équipe scénique ultramontaine, en appariant étroitement fastes d’un carnaval satanique et sévérité d’un ordre moral. La scène est la vaste surface héraldique d’un monde figé dans les emblèmes contrastés du bien et du mal, depuis la soldatesque aux boutons bien lustrés jusqu’aux créatures d’un songe d’une nuit de Sabbat, en passant par les figures errantes ou pénitentes des damnés et condamnés de la terre.
Les éléments de décors d’Ezio Frigerio ont une monumentalité simple et géométrique. Ils séparent les mondes d’en-haut et d’en-bas. Un livre démesuré représente le pacte avec le diable. Les tuyaux des grandes orgues sont des index verticaux montrant le ciel et l’enfer. Méphistophélès, Deus ex machina, est aux manettes. L’échafaud de Marguerite est une curieuse structure de quadrige avec ses roues à faux (à Babylone, la fête de la « disparition du dieu » était symbolisée par un quadrige sans conducteur), c'est-à-dire un attelage de quatre chevaux, particulièrement difficile à maîtriser. C’est par lui que Marguerite monte en apothéose : « Christ est ressuscité ». Les costumes de Franca Squarciapino habillent un peuple gouailleur, doucement brigand, festif circassien, carnavalesque ou orgiaque. Ils enveloppent aussi les corps de ceux qui renoncent au monde, de robes de bure-camisole. Les lumières en faisceau de Vinicio Cheli épousent de près la physionomie des personnages et des situations vécues.
Un plateau de grande homogénéité vient leur donner voix. Méphistophélès est le baryton-basse français Paul Gay. Un physique séduisant (fine moustache-Champagne), sert un jeu d’acteur mi-impressionnant mi-loufoque. Il réunit Clark Gable, Dracula et le magicien d’Oz. Un grand éventail rouge est un peu le prolongement de son pouvoir et de sa voix : de lave, bien projetée et chaude. Le chanteur convoque un timbre tellurique, tel un accessoire surnaturel.
Sa longue cape noire donne naissance au Docteur Faust jeune, le ténor maltais Joseph Calleja. Le chanteur peut compter sur la dimension physique de son organe vocal, sachant s'amplifier et se replier avec une facilité déconcertante. Le grain attire irrésistiblement l’oreille, indépendamment du verbe. On oublie son accent qui ouvre les « e » de la langue française. L’émotion est ainsi directement palpable, au gré d’une ligne vocale ronde et ductile.
Sa Marguerite est la soprano lettone Marina Rebeka. Elle parvient à incarner cette créature bucolique, sujette aux métamorphoses dans le livret de l’opéra, et qui finit par se rire des miroirs et des miroitements. Son interprétation travaille le temps, suspendu d’une ballade, agité d’une roucoulade, enfin éternel d’une apothéose. Elle sait poser sa voix sur la caresse de celle de son partenaire, et s’y enlacer jusqu’aux derniers soupirs. La diction est soignée, le ciselé précis, les couleurs délicates.
Son frère, Valentin, est ici le baryton belge Lionel Lhote. L’ampleur du souffle et l’efficacité du vibrato lui permettent de traverser avec aisance les obstacles acoustiques. Amené par le rôle à passer de manière abrupte à l’action, son interprétation vocale ne tombe cependant pas dans l’écueil de la simulation réaliste. Il apporte une autre qualité d’émotion que celle de Faust, à laquelle il consacre l’ambivalence lumineuse de son baryton.
Siebel est travesti par la mezzo-soprano française Héloïse Mas. Le polissage et la densité de son timbre permettent de surmonter l’agacement que produit la claudication de ce personnage improbable : il boite entre deux mondes, que l’interprète relie de sa voix devenue l’expression même de la compassion. Dame Marthe est l’autre mezzo-soprano, Christine Solhosse, vocalement en retrait, mais qui témoigne d’une belle inventivité scénique. Sa gestuelle expérimentée de Marie Poppins investit le corps du diable sans retenue. Enfin, Wagner, en bateleur, ouvre le drame. Le baryton italien Gabriele Ribis remplit parfaitement son office, pour ce rôle fonctionnel.
L’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo est placé sous la direction musicale de Laurent Campellone. Il met en vibration la fosse par des gestes amplement circulaires et pendulaires à l’énergie hautement communicative. Cet autre Lucifer de la baguette fait apparaître depuis les profondeurs de la fosse chromatismes sombres, contrepoints clairs, précieux soli (clarinette, flûte, violons) s’enroulant autour de leurs personnages attitrés. Les grands espaces sonores repoussent les parois de ce coffret acoustique qu’est le Palais Garnier. Les Chœurs de l'Opéra, préparés par Stefano Visconti, accomplissent avec exactitude (de tempi, de dynamique, de prononciation) les moments de suavité pastorale et de franche gaillardise propres à la Kultur allemande chère à Goethe.
Aucun excès facile de décibel dans ce spectacle qui choisit l’élégance et la nécessité dramatique, en mise en scène comme en musique, afin de rendre crédible chaque séquence, et plus encore, l’ordre complexe de leurs enchaînements.