Rare et bel Hérodiade à Marseille
Nul n’est prophète en son pays. Ainsi, l’œuvre de Massenet est-elle bien peu défendue par les opéras français. Si Werther est (à juste titre) régulièrement joué, il faut souvent franchir les frontières pour entendre Manon, Cendrillon, voire Thaïs et Don Quichotte. Quelques années après avoir mis en scène une belle production du Cid (qui avait même voyagé à Garnier), l’Opéra de Marseille programme Hérodiade et prouve à quel point ce répertoire mérite d’être présenté au public. Richesse de l’orchestration, beauté des airs, finesse du ballet (ici redécoupé en interludes) : tout y est réuni pour charmer le public et offrir un grand spectacle.
Jean-Louis Pichon, grand défenseur du compositeur auquel il a dédié un festival à Saint-Étienne, est ici à la mise en scène. La scénographie, simple et sobre, est similaire à celle de ses Dialogues des Carmélites : un plateau dépouillé, simplement habillé de quelques accessoires, une vidéo projetée en fond de scène et d’habiles éclairages (signés Michel Theuil) étant chargés de dessiner les lieux et les ambiances. Ici, des piques en bois jaillissant des coulisses sur toute la hauteur et la profondeur du plateau symbolisent l’inhospitalité de la Jérusalem d’Hérode, où la misère du peuple passe au second plan derrière les jeux de pouvoir et d’amour de sa caste dirigeante. Si ce dispositif peint un lieu parfaitement claustrophobique dans la première scène, il est toutefois bien peu utilisé par la suite. Les costumes imaginés par Jérôme Bourdin, riches de détails, campent d’emblée les personnages, de la simplicité (mais toujours esthétique) des esclaves aux ors des monarques, en passant par la lourde chasuble et la longue traîne ornée de Phanuel, l’astrologue empreint de sagesse. Laurence Fanon complète la mise en scène en composant une gracieuse chorégraphie, interprétée par quatre danseuses.
La partition compte cinq personnages principaux, répartis sur les cinq tessitures principales : aucun n’est épargné par la densité des lignes musicales et par un orchestre fourni qu’il faut dépasser. Si elle constitue la quintessence de la perversion dans l’ouvrage de Strauss dont elle tient le rôle-titre, Salomé est ici une jeune femme pieuse, à l’amour sincère. La soprano Inva Mula interprète ici le rôle de sa voix riche au large vibrato, mais dont les aigus filés s’évanouissent dans d’intenses piani tandis que les graves portent des accents dramatiques. Sa prosodie, saccadée, souffre d’un manque de précision dans l’émission des nasales : « L’âme heureuse et ravie » se transforme alors par exemple en « L’âme rose est ravie ». L’intensité de son jeu est particulièrement appréciée dans les dernières mesures de la partition.
Rôle-titre dans cet opus du fait de sa place centrale dans l’intrigue (ce sont ses manipulations qui causent la mort de Jean et de Salomé), Hérodiade (femme d’Hérode et mère cachée de Salomé) est interprétée par la mezzo-soprano Béatrice Uria-Monzon, à la voix tranchante et autoritaire, qui se perd toutefois dans les extrêmes graves. Son médium en revanche est charnu et structuré, marqué d’un vibrato serein. Son phrasé engagé et incisif caractérise son personnage aigri et manipulateur qui sait aussi se faire caressant.
Le prophète Jean, est chanté par le ténor Florian Laconi dont la ligne vocale chancelle dans les premiers récitatifs. Mais rapidement, l’intensité du chant, les aigus délicats en voix mixte ou vaillants en voix pleine, séduisent et lui valent d’enthousiastes applaudissements. Théâtralement, il apparaît d'abord fier et bravache, avant de se montrer tendre et humble dans la seconde partie. Le Roi Hérode, dont le rôle est le plus exposé, est ici interprété avec fougue par le baryton Jean-François Lapointe. Sa couverture vocale apporte du velours et de la noblesse à sa voix mais en atténue la largeur. Par son legato soigné et son souffle long, il offre un modèle de phrasé. Ses aigus impériaux lui offrent les bravi du public à la fin de ses airs, pour lesquels il semble se réserver, disparaissant parfois totalement dans les ensembles. Enfin, la basse Nicolas Courjal (à retrouver ici en interview), interprète le devin Phanuel. Sa voix claire et profonde qui résonne largement assied l’autorité morale de son personnage. Son chant nuancé s’appuie sur une diction soignée du texte, bien qu’il tende à avaler certaines syllabes. Son vibrato léger et rapide s’évanouit dans ses fins de phrases maîtrisées. Son chant délicat se rapporte à la sagesse et à la bonté de son personnage, qu'il sait parfaitement incarner.
Jean-Marie Delpas est un Vitellius plus affable que tyrannique, au beau grain de voix. Mais celle-ci, bien qu’elle résonne amplement, manque de charpente. Antoine Garcin, en Grand Prêtre, dispose d’une voix sonore fortement vibrée, à la diction claire. Bénédicte Roussenq est une Babylonienne à la voix ample et au timbre coloré, mais à la ligne de chant mal assurée, engendrant des écarts de justesse. Enfin, Christophe Berry, en Voix du temple, laisse entendre, a capella depuis les coulisses, une voix sûre au souffle long.
Le chef Victorien Vanoosten, disciple de Daniel Barenboim, est à la tête de l’Orchestre de l’Opéra de Marseille, qui a l’élégance de ne jamais couvrir les chanteurs. Les parties instrumentales sont précises, rythmées et délicates, mettant en valeur les solos de violoncelle ou de flûte. Il sait varier nuances et tempi, autant que jouer d’accents : le thème entêtant de l’ouverture n’est ainsi jamais joué deux fois de la même manière. Seuls les redoutables ensembles souffrent de quelques décalages pardonnables. Le Chœur de l’Opéra se montre précis et puissant, affrontant sans trembler les difficiles pages qui lui sont confiées. Ce succès, comme celui de Philémon et Beaucis à Tours encouragera, espérons-le, les maisons d’opéra à remettre le patrimoine musical français au premier plan.