Mélodies intimes à Orsay par Karine Deshayes
Dans la lignée des précédents concerts-hommages consacrés à Debussy et à la constellation musicale qui lui est associée (telle la compositrice Lili Boulanger), le Musée d'Orsay propose une soirée autour du compositeur, mais aussi de Fauré, Massenet et Duparc. En un bel équilibre, le programme met à l’honneur à la fois le répertoire instrumental et l’œuvre lyrique de cette époque. Ainsi les lignes du piano, du violoncelle et du chant s’alternent-elles et se répondent-elles avec poésie. En remplacement de Stéphanie d’Oustrac, Karine Deshayes, chaleureusement accueillie, reprend une partie du programme initial : « Beau soir » et « C’est l’extase langoureuse » de Debussy, « La chanson du pêcheur », « Les Berceaux » et « Les roses d’Ispahan » de Fauré, « Extase » et « L’invitation au voyage » de Duparc, puis « Après un rêve » de Fauré, ouvrant sur l’Élégie de Massenet en bis.
Sa prestance scénique, sa proximité avec le public mêlées aux arpèges vaporeux introduisant le « Beau soir » du jeune Debussy instaurent dès la première mélodie une atmosphère intimiste dans l’Auditorium du Musée d’Orsay. Détachée de la partition, balayant du regard le public, Karine Deshayes raconte quelque chose à travers chaque mélodie, la diction remarquable et les nuances très justement menées. Lors du diptyque debussyste (« Beau soir » et « C’est l’extase langoureuse »), mélodies assez proches en caractère et jouées à tempo modéré, la mezzo-soprano offre des mediums tendres et chaleureux. La rondeur de ses aigus légèrement vibrés dans les passages ténus évoque quelque chose de discrètement feutré. Poussant la voix sur le vers « La mienne, dis, et la tienne », acmé d’intensité dans « C'est l'extase langoureuse », elle montre des fortissimi saisissants au vibrato serré.
Ces différentes modulations dans l'intensité de la voix, laissant transparaître une habile gestion des nuances, subliment l’expressivité du texte de chaque mélodie. Dans l’« Extase » de Duparc, sur les trémolos agités du piano, la voix s’ouvre et gagne progressivement en amplitude, puis s'en va decrescendo lors des vers finaux « Sur ton sein pâle mon cœur dort / D’un sommeil doux comme la mort. », s’évanouissant en une douce résonance bien audible et lisse. À cela s’ajoutent des piano subito très expressifs amenés par un glissando contrôlé. Il faut également saluer, dans « Les roses d’Ispahan », la richesse du phrasé perceptible entre de longues phrases legato au rythme balancé, et des notes staccati, imagées par des « papillons légers » aux syllabes bien détachées. Cet enchantement ne serait possible sans l’accompagnement pondéré du pianiste, qui suit avec justesse les mouvements de la voix.
Aux œuvres lyriques répondent celles pour violoncelle et piano, mises en lumière par François Chaplin et François Salque. Ainsi, après la délicatesse du prélude baudelairien pour piano « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir », survient le chant plaintif de l’Élégie de Fauré. Le violoncelliste mêle aux lignes affectées une agitation constante, un bouillonnement latent perceptible par un vibrato très présent. Dans les sonates pour violoncelle et piano de Debussy et de Fauré, partitions tardives des compositeurs (1915 et 1919), le caractère fantasque du deuxième mouvement de la première sonate est senti aussi bien à l'écoute que sur scène, les musiciens témoignant par leurs mouvements de toute une gestuelle que l'œuvre appelle. Le second mouvement de la sonate de Fauré est d'un beau lyrisme, le violoncelle se mouvant d’aigus légers au timbre clair à des graves chaleureux et virils.
Pour terminer le concert, les trois interprètes se réunissent sur le devant de la scène pour « Après un rêve » de Fauré et l’Élégie de Massenet. Chez Fauré, la mélodie est successivement partagée entre le violoncelle et la mezzo-soprano, laissant au public le plaisir d'apprécier les différentes couleurs de chaque voix. Chez Massenet, elle se multiplie en plusieurs lignes par lesquelles la partie de la mezzo-soprano et celle des instrumentistes superposent leur timbre ou engagent un jeu de questions-réponses dans une subtile harmonie.