Déchirante Liberazione di Ruggiero au Festival Mars en Baroque
En 2018, l’Amour fait battre le cœur de la culture provençale. C’est donc tout naturellement que le Festival Mars en Baroque a choisi ce thème délicieusement inspirant pour sa 16e édition. Ce soir, au Théâtre de la Criée, l’Ensemble Concerto Soave et son directeur artistique Jean-Marc Aymesse passionnent par un balletto méconnu de la compositrice Francesca Caccini : La Liberazione di Ruggiero dall’Isola di Alcina (La libération de Ruggiero de l’île d’Alcine).
Francesca Caccini (1587-1641), surnommée La Cecchina, a reçu une éducation très complète, privilège fortement encouragé par la Florence humaniste de cette fin de XVIe siècle. Sa formation est particulièrement riche sur le plan musical, étant la fille du chanteur et compositeur Giulio Caccini. Si elle est admirée comme chanteuse, notamment par le roi Henri IV qui la désigna comme « la meilleure chanteuse de France » lors d’un voyage à Paris en 1604, ses talents sont tout aussi remarquables en tant que compositrice de musique vocale. Très peu de ses œuvres ont traversé le temps jusqu’aujourd’hui, excepté le balletto commandé par la Grande Duchesse Marie Madeleine d’Autriche pour la visite de son neveu le prince Ladislas Sigismond de Vase, futur roi de Pologne, à Florence en 1625. L’œuvre est riche de la modernité insufflée par les compositeurs florentins, notamment Giulio Caccini, qui défendaient une « nouvelle musique » monodique, le recitar cantando (le « dire en chantant »). Par cette modernité d’écriture, les intentions de l’action et le texte sont amplifiés tout en étant proches du naturel, au détriment peut-être de mélodies auxquelles l’oreille peut s’accrocher, se reposer et se remémorer. Toutes les scènes de ballet de l’œuvre n’ayant été retrouvées, ont été introduites ici quelques-unes d’un contemporain de Caccini, le Mantouan Salomone Rossi (1570-1630).
Le livret composé par le surintendant de la musique de la cour de la Grande Duchesse, Francesco Saracinelli, s’inspire du poème épique Orlando Furioso (Roland furieux), œuvre du début du XVIe siècle du poète italien Ludovico Ariosto, dit l’Arioste : le beau Ruggiero est envoûté par la magicienne Alcine qui, éperdument amoureuse, le retient jalousement sur son île, alors qu’il était en route pour la Croisade. Mais une autre magicienne et ancien amour de Ruggiero, Mélissa, lui apparaît sous les formes d’Atlante pour lui rappeler ses devoirs de soldat. Douloureusement tiraillé entre la passion toute puissante et l’éclatant appel à la gloire militaire, Ruggiero finit par regagner la raison et se libère de l’emprise d’Alcine, malgré ses déchirantes lamentations.
Le recitar cantando n’appelle pas des chanteurs aux voix puissantes, mais aux talents de conteurs investis. Le plateau vocal de ce soir paraît donc idéal, à commencer par l'envoûtante Alcine, interprétée avec malice par l’Argentine Marià Cristina Kiehr. La voix limpide et riche en couleurs de Romain Bockler est prêtée au charmant Ruggiero. Elle gagne en puissance et même en fierté lorsque le guerrier se libère des chaînes de son amante. La manipulatrice, mais finalement vertueuse, Mélissa est incarnée par la mezzo-soprano Sarah Breton, aux gestes et regards très communicateurs. Les intentions du texte sont extrêmement soignées, au détriment de l’homogénéité de son timbre. Le trio de demoiselles est toujours très homogène dans les ensembles et chacune d’entre elles est très convaincante dans son intervention soliste : Lise Viricel est une Sirène à la voix innocente et fraîche ; la Dama Disincantata (dame désabusée) d’Alice Duport-Percier captive par sa voix et sa présence tendrement lumineuse ; Axelle Verner est une Nunzia présente, à la technique vocale sûre et juste. Quant aux hommes, la voix du ténor Laurent David est agréable, mais son vibrato serré et ses phrasés un peu brusques, aux mélismes accompagnés de la tête, font sentir une certaine nervosité ; celle d’Eric Chopin semble rester d’abord en gorge, mais se montre efficace lors de son air de douleur, aux sonorités feutrées.
Les huit musiciens de l’ensemble Concerto Soave montrent de superbes accompagnateurs, très attentifs aux gestes musicaux des chanteurs et à l’équilibre, ainsi que des musiciens vivants et très subtils. Les dessus font preuve d’une virtuosité qui n’est que souffles de musique. Le continuo, présent juste comme il faut, maintient à tout instant l’énergie tout en laissant une liberté totale aux dessus et surtout aux voix. L’ensemble est évidemment à l’image de Jean-Marc Aymes, qui dirige depuis l’orgue ou le clavecin. Ses gestes sont d’une grande discrétion et tout aussi simples. En donnant avec souplesse les impulsions, il laisse entrevoir un grand investissement musical, sincère et profond, qui permet un travail efficace de l’œuvre et donc une confiance sereine en ses musiciens lors du concert.