« L’autre » spectacle de Bastille à voir : Kurt Weill Story, par l’Académie de l’Opéra de Paris
Ôlyrix était présent au récital de l’Académie donné au Palais Garnier en janvier dernier, et nous avions déjà pu apprécier le talent de ces jeunes chanteurs prometteurs, confrontés au genre difficile du récital avec orchestre. Le public retrouve ces chanteurs dans un autre cadre, qui leur permet de laisser s’épanouir leur talent plus librement, plus spontanément. Non que ce spectacle Kurt Weill soit plus facile à interpréter, mais il leur permet de montrer vraiment toutes les facettes de leur art (chant, interprétation, théâtre). Le résultat en est une réussite auquel chaque artiste, de toute évidence, a apporté une fructueuse collaboration.
Le spectacle repose sur une idée très simple : huit jeunes chanteurs sont convoqués pour passer une audition afin d’être engagés dans un concert Kurt Weill. Ce qui donne lieu à une double mise en abyme : ce concert à venir a, en quelque sorte, déjà lieu ici et maintenant puisque les différents candidats vont tous interpréter, devant le jury, des pages de Kurt Weill. Mais la mise en abyme concerne également les jeunes chanteurs eux-mêmes, puisqu’ils sont amenés à jouer des situations qu’eux-mêmes vivent ou vivront régulièrement (les auditions devant jury). Cette construction dramatique, dans laquelle les frontières entre interprète et personnage deviennent ténues (les personnages portent d’ailleurs le nom de leurs interprètes), trouve d’heureux échos brechtiens, mais permet surtout de laisser se déployer des situations drôles, cocasses, tendres, lyriques, dramatiques, bref, tout ce dont le théâtre et la vie sont constitués ! À ces huit chanteurs-candidats viennent s’ajouter un metteur en scène et son assistante, un régisseur, une cantatrice professeur de chant, un chef d’orchestre, des musiciens : tout ce petit monde s’affronte, s’encourage, se déchire, se console comme dans la vraie vie, et pour le plus grand plaisir des spectateurs, amusés de reconnaître dans la galerie de personnages des « profils-types », tels le candidat défaitiste, la candidate étrangère, le metteur en scène blasé, ou la professeure de chant/cantatrice infatuée d’elle-même. Benjamin Laurent (direction musicale), Laurianne Scimemi (costumes) et les brillants instrumentistes (pianistes, violonistes, altiste, violoncelliste, contrebassiste) sont ainsi sollicités à l’occasion pour jouer la comédie.
Les pages musicales interprétées au cours de la soirée couvrent quelque 20 ans de la carrière de Weill, de sa période berlinoise (L'Opéra de quat'sous, 1928) à sa période américaine (1949 : Lost in the stars, la tragédie musicale créée à Broadway, d’après le roman d’Alan Paton : Pleure, ô pays bien-aimé). La conceptrice du spectacle, Mirabelle Ordinaire, a su tirer parti du potentiel dramatique de chaque interprète. Quant aux chanteurs, ils donnent à voir et à entendre un petit miracle d’équilibre, de bon goût, d’engagement, de bonne entente. Le fait que les moments les plus réussis du spectacle aient été les ensembles (l’ « Ice Cream Sextet » de Street Scene, l’ « Alabama Song » de Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny, et surtout la magnifique interprétation de Youkali par laquelle s’achève le spectacle), est de ce point de vue particulièrement révélateur. Contentons-nous de signaler, parmi tant d’autres, quelques moments particulièrement saillants : le « Mackie Messer » de L'Opéra de quat'sous qui ouvre la soirée, superbement interprété par Danylo Matviienko, l’impayable numéro de Sofija Petrović en professeure de chant déjantée, la touchante interprétation de « Je ne t’aime pas » par Pauline Texier, ou encore les très belles prestations d’Angélique Boudeville, tout auréolée de ses succès au concours Voix nouvelles.
Kurt Weill Story est un spectacle de musique et de théâtre à voir absolument : deux soirées sont encore programmées (les 23 et 24 mars) pour cette plongée au cœur d'une pépinière de jeunes talents !