L’Opéra de Paris fait « honneur au maître ciseleur » Benvenuto Cellini !
Si Les Troyens ont longtemps pâti d’une réputation d’œuvre injouable pour des raisons en grande partie fallacieuses, leur place au sein du répertoire international semble désormais bien assurée. Il n’en va pas de même pour Benvenuto Cellini, opéra mal-aimé s’il en est, dont les enregistrements et les récentes reprises restent relativement peu nombreux, à Paris en tout cas : aucune production entre la création de l’œuvre en 1838 et sa première reprise au siècle dernier en 1972, rien non plus entre 1972 et 1993, ultime reprise à l’Opéra de Paris (Bastille) avec Chung à la baguette et Chris Merritt dans le rôle-titre. Entretemps, quelques versions de concert (Georges Prêtre au TCE en 1987 avec Chris Merritt et Barbara Hendricks, Christoph Eschenbach au Théâtre Mogador en 2003 avec Hugh Smith et Annick Massis, et surtout John Nelson à Radio France, en 2003 également, avec Gregory Kunde et Patrizia Ciofi, concert mémorable ayant donné lieu à ce qui reste aujourd’hui la version discographique de référence). C’est dire si la première reprise parisienne de l’œuvre au XXIe siècle était attendue, surtout dans une production ayant déjà fait ses preuves à Londres, Amsterdam et Rome, et avec une distribution tout à fait excitante.
L’événement semble avoir été à la hauteur de l’attente et de l’espoir qu’il a suscité, à en croire les applaudissements nourris qui ont salué l’ensemble des artistes à l’issue du spectacle. Le mérite en revient avant tout au metteur en scène Terry Gilliam (et à ses complices Aaron Marsden pour les décors et Katrina Lindsay pour les costumes), qui offre un spectacle qui va à rebours de tout ce que les scènes lyriques donnent à voir aujourd’hui. Sa démarche est paradoxalement vraiment audacieuse et presque novatrice (!) : faire confiance à l’œuvre sans chercher à plaquer sur elle un discours lourdement didactique. Il ne revient pas pour autant à la tradition la plus éculée et à certains stéréotypes de la mise en scène lyrique du XXe siècle : les tableaux que le spectacle donne à voir font la part belle aux technologies modernes (vidéos, bruitages, trucages, effets spéciaux), mais elles servent toujours à la fois l’opéra de Berlioz et la vision personnelle qu’en propose Terry Gilliam. Nul réalisme dans cette vision, même si le Pape est bien le Pape, la forge une forge, le carnaval un carnaval : nous ne sommes pas dans la Florence du XVIe siècle mais dans un monde imaginaire, fou, onirique, et pour tout dire fantastique. Cette vision ne diminue en rien le message artistique délivré par Berlioz et ses librettistes, défendant l’image d’un artiste libre, indépendant, jusqu’au boutiste dans sa démarche créatrice et sa conception de l’art. Le spectacle est drôle, inventif, grouillant de vie et d’idées.
L’ouverture, un bijou de virtuosité et d’efficacité est très peu applaudie : la direction de Philippe Jordan est très lente et même assez pesante, ce qui crée un décalage gênant avec l’irruption joyeuse et festive dans la salle des comédiens qui interviendront lors du Carnaval romain. Cette impression de (relative) pesanteur persiste pendant le premier acte, y compris pendant le Carnaval (cependant dynamisé par la participation des chœurs) ou le finale. Les chanteurs sont tous à peu près compréhensibles, à l’exception de Maurizio Muraro, Balducci dont la voix engorgée ne favorise guère la clarté de l’élocution. Toutefois, les voix ont du mal à passer l’orchestre. Pretty Yende, qui triompha l’an dernier sur cette même scène en Lucia, ne recueille à la fin de son air que quelques applaudissements. Seul John Osborn (qui est revenu en détails pour nous sur ce rôle et son travail du répertoire français) fait passer un léger frisson dans « La gloire était ma seule idole », surtout dans la délicate reprise piano de « Vois donc, amour, ce qu’elle fait pour toi »
Au second acte, tout change. À l’orchestre, les dynamiques sont plus accentuées, les contrastes rythmiques plus nets, l’œuvre donne plus l’impression d’avancer et le grouillement de vie sur scène trouve enfin son équivalent dans la fosse d’orchestre. La confiance s’installe progressivement, en ce soir de Première générant toujours un stress particulier. Les chanteurs sont plus en voix, plus à l’aise scéniquement aussi. Audun Iversen, qui fait ses débuts à l’Opéra de Paris – et dont la voix manque peut-être un peu de mordant pour le rôle – fait un numéro très drôle en Fieramosca pleutre et fier tout à la fois, tout juste capable de faire éclater des ballons de baudruche avec son épée. Michèle Losier, extrêmement crédible en Ascanio, ne fait qu’une bouchée de son air : la voix, très légèrement voilée, est très belle et très agile. D’une grande aisance scénique, elle remporte les premiers applaudissements vraiment chaleureux de la soirée. Le Pape, figure incroyable dessinée par Terry Gilliam, tout à la fois inquiétante et drôle, fait forte impression, notamment en raison des beaux graves de Marco Spotti, dont le français demeure cependant perfectible.
Même si Berlioz ne fut guère satisfait de sa prestation, l’ombre écrasante de Gilbert Duprez, créateur du rôle-titre et inventeur supposé du fameux « ut de poitrine », plane sur tous les ténors s’aventurant dans le rôle difficile de Benvenuto. Difficile, le rôle l’est par sa durée (Benvenuto est presque constamment présent sur scène) et la variété des couleurs exigée par les situations dramatiques du livret : amour, élégie, héroïsme, révolte, introspection. Les récentes et nombreuses réussites de John Osborn dans le répertoire français (au cours des deux dernières années, il interpréta rien moins que La Favorite, La Juive, Guillaume Tell, Le Prophète, Fra Diavolo, La Fille du régiment et Faust !) de même que la récente parution chez Delos d’un Tribute to Gilbert Duprez autorisaient tous les espoirs, lesquels n’ont pas été déçus : John Osborn délivre tout simplement, au quatrième tableau de l’opéra, un « Sur les monts les plus sauvages » d’anthologie ! Non seulement les longues phrases legato de cet air difficile sont chantées avec une remarquable maîtrise du souffle, mais là où la plupart des ténors se contentent d’atteindre tant bien que mal les terribles aigus de « libre et tranquille » ou du dernier « Que ne suis-je le pasteur ? » Osborn délivre un festival de nuances, du pianissimo le plus éthéré au fortissimo le plus éclatant.
Si l’impression mitigée ressentie lors du premier acte n’était due qu’à une « mise en jambe » et à une prise de confiance progressive, nul doute que ce beau spectacle n’atteigne très vite sa vitesse de croisière et offre bientôt au public des soirées encore plus exceptionnelles. Espérons en tout cas que cette série de représentations mette définitivement un terme aux accusations fallacieuses de mauvais livret, d’œuvre mal ficelée, dramatiquement faible, impossible à mettre en scène, et permette à Benvenuto Cellini d’occuper dorénavant la place de choix qui lui revient dans le répertoire lyrique international.