Somptueux Eugène Onéguine à l’Opéra de Reims
Les voix charment d'emblée et durablement dans cette production. Belles, présentes et sonores, elles permettent de camper les rôles avec efficacité. Pour les femmes, dans cette vocalité russe, il est nécessaire de savoir mixer la voix dans le bas medium et de poîtriner pour représenter de manière sonore tous les aspects des personnages et des situations, ce que réalisent parfaitement bien les mezzo-sopranos Marie Gautrot en veuve Madame Larina régnant sur son petit monde (ses filles, ses domestiques et ses paysans) et Cécile Galois en nourrice nostalgique Filipievna.
Olga (Julie Robard-Gendre, mezzo soprano, à la voix sombre et voluptueuse) la vive joyeuse, et Tatiana (Isabelle Cals, soprano) la mélancolique, vivent là dans le nid douillet de cet amour dispensé par ces deux femmes. Olga l’enjouée respire le bonheur et le fait rayonner à l’entour. Tatiana la méditative vit dans ses livres, où elle trouve de quoi rêver à un amour absolu. Elle offrira une admirable scène de la lettre, incarnant les émois juvéniles avec vaillance et émotion, tant vocalement que scéniquement.
Pour abriter ces personnages animés, le décor de Benoît Dugardyn est ingénieux : l'intérieur d'une grande salle, assez neutre pour être agrandie par extension vers l’extérieur des grandes fenêtres (campagne, salon à Saint-Pétersbourg notamment, sur de belles toiles peintes), ou réduite pour figurer alors des lieux plus intimes (chambre, cabinet de Tatiana). Les costumes de Julie Lance sont d’un extrême raffinement (tant ceux des aristocrates que ceux traditionnels des paysans).
Paraissent Lenski (qui va batifoler avec Olga) et Onéguine son ami, qui impressionne fortement Tatiana. Comme tous les tableaux, le second sera introduit par un prélude, avec un orchestre lyrique à souhait tout au long de la soirée, sous la baguette affairée de Benjamin Pionnier. Il faut alors remarquer ici que dans cet opéra, si Tatiana a un rôle très développé, avec des scènes dramatiques particulièrement expressives, ce sont aux hommes que Tchaïkovski donne les trois beaux airs de l’œuvre ! Les deux chanteurs y excellent, tout comme lors de leur dispute virile, véritable orage vocal. David Bižić est un baryton confirmé, qui assume le rôle-titre avec brio sur le plan international. La voix est facile, très chaleureuse et sonore, ce qui le démarque un peu de la distribution très homogène par ailleurs. Il sait incarner les diverses facettes, du dandy méprisant, à l'amant passionné, en passant par le rival cynique. Il a de plus une prestance scénique qui complète avantageusement ses qualités vocales. Lenski (Jonathan Boyd), ténor lyrique léger, sait trouver les accents mâles et guerriers idoines sur une fosse âpre et violente quelques instants à peine après avoir égrené « Kuda, kuda… » avec émotion, subtilité et lyrisme, usant de toutes les dynamiques possibles de la voix. Le duel a lieu et, par un joli artifice de mise en scène, il fait disparaître tout le monde sauf Onéguine qui tue Lenski en tirant vers la salle avant un noir stupéfiant.
La mise en scène rappelle qu'elle sait se faire « naturelle », se faire « oublier », se mettre au service total de la représentation. Le compositeur obtient ce qu'il souhaitait (comme il l’exprimait dans une lettre de 1877 à K. Allebrecht, inspecteur de la musique des Théâtres impériaux) : des « chanteurs qui jouent simplement mais qui jouent bien ». Ainsi, même les petits rôles tiennent honorablement leurs parties (Ge Song et Fabio Sitzia en paysans, Jean Sébastien Frantz et Xavier Wolfersberger en militaires), Zareski (l’excellent Gautier Joubert, basse très prometteuse) qui sera garant du respect des règles de l’art pour le duel, et le très attendu fantasque M. Triquet chargé de « faire un compliment » à Olga (tenu par Lars Piselé, excellent comédien, mais un peu vert vocalement). Pénélope Bergeret doit être saluée pour sa chorégraphie d'ensemble, accomplie avec souffle et grâce, sachant impliquer toutes et tous dans un projet qui donne vie à cette grande œuvre !
L’air absolument magnifique et émouvant du Prince Grémine confiant son bonheur d'avoir épousé Tatiana qui, illuminant ses jours, lui a redonné vie et jeunesse est magistralement interprété par la basse Mischa Schelomianski. Tant et si bien qu'Onéguine en est pris de fièvre à son tour, comme si son amour rentré et refoulé pour Tatiana se cristallisait enfin. Il lui fait parvenir un billet. Ce sera la scène qui répond à celle de jadis, quand il l’avait repoussée. Le chant est éruptif mais chargé cependant d’un lyrisme débordant. Onéguine (David Bizic) en devient presque touchant, lui qui conclut l’œuvre, dans une imprécation désespérée sur le gâchis de sa vie.
Tatiana fait partie de ces femmes qui, au 19e siècle, par leur naissance et leur éducation, ont eu accès à l’espoir (l’illusion) d’un destin possiblement choisi et exaltant. Et qui, par les excès des passions des hommes, et par les codes dans lesquels ceux-ci les enferment doivent y renoncer. Les femmes (la mère jadis, Olga, puis Tatiana) sont défaites, puis résignées (l’habitude…), mais survivent. Les hommes aussi sont broyés par cette mécanique qu’ils génèrent et qui les perd. Il n’y a pas d’amours heureuses (mais de spectateurs comblés à Reims, assurément !).