Nathalie Stutzmann, une musicalité étourdissante
On associe généralement le répertoire baroque avec les castrats, aujourd’hui relayés par les contre-ténors, et Vivaldi n’y échappe guère. C’est pourtant oublier que le Prêtre roux leur préférait le contralto féminin, qui, au demeurant, sonne selon René Jacobs comme une alternative plus juste aux voix de têtes masculines pour restituer le génie des castrats. Avec ses musiciens d’Orfeo 55, Nathalie Stutzmann propose un florilège d’airs hauts en couleur, habilement tressés avec des pages instrumentales du maître vénitien, mais aussi de Lully ou Rameau.
Vivaldi ouvre les réjouissances avec le Concerto pour cordes en sol mineur. L’adaptation à l’acoustique de la Salle Pasteur du Corum s’entend d’emblée, avec des tempi allant pour ne pas diluer dans la réverbération le suc des instruments d’époque. La ritournelle à variations du premier mouvement semble s’imprégner d’un sfumato lagunaire à la Guardi, qui parfume d’ailleurs tout ce bref opus introductif, bien dans la veine du compositeur italien. Son aisance à charmer se confirme dans une page tirée d'Arsilda, regina di Ponto, "Io sento in questo seno". Nathalie Stutzmann n’a nul besoin de pérorer pour faire valoir la maîtrise de ses ressources expressives. Plutôt que d’appuyer le contraste des registres, elle fond, avec une élégance jamais factice, le bas de la tessiture avec un medium chaud et coloré que l’on reconnaît sans peine.
Après une Marche pour la cérémonie des Turcs de la partition de Lully pour Le Bourgeois Gentilhomme de Molière, un rien râpeux pour mieux en faire goûter le déguisement comique, "Sento in seno" de Tieteberga distille, sur un délicieux lit de pizzicati, un art délicat de la cantilène. Si d’aucuns pouvaient y attendre un timbre plus diaphane, la soliste française envoûte l’oreille en allongeant la ligne jusqu’à jouer d’effets d'échos, répondant à la plasticité d’un accompagnement qui ne réduit pas à une passive basse continue. Le dramatisme du récitatif "E morto", où l’on apprécie la précision des affects, prélude à l’impétueux "Svena, uccidi, abbatti, atterra", du même Bajazet. La rapidité des traits est relayée par un chant ciselé et une ornementation à la fois libre et au fait du style.
C’est cette suprême musicalité que l’on retrouve dans le lamento "Gelido in ogni vena", du Farnace, qui clôt la première partie du concert, après une Danse des Sauvages, extraite des Indes galantes de Rameau, à la rythmique carrée, et l'Adagio du Concerto pour cordes en sol mineur, discrètement soutenu à l’orgue positif. Véritable morceau de bravoure, l’air de Farnace décrit l’imprégnation du venin dans les veines du souverain vaincu. Tandis que frémissent les cordes, miroir de la perception troublée du temps sous l’influence du poison, Nathalie Stutzmann déploie une remarquable imagination dans les modulations harmoniques et mélodiques, sans céder aux facilités de la virtuosité clinquante. Avec une grande justesse stylistique qui ne se fige jamais dans le hiératisme, elle traduit à merveille l’altération du jugement du personnage, et fait forte impression dans la salle.
Après l’entracte, "Degl'Elisi dal soggiorno", de Ginevra, induit une rupture de climat, et révèle une contralto également à l’aise dans une virtuosité plus vaillante, dont elle préfère la fluidité à l’insolence de l’abattage. Ce n’est pas là que l’on insistera sur l’arrogance guerrière. La rondeur boisée du basson de Michele Fattori dans le Largo du Concerto pour basson en sol majeur séduit, avant l’intériorité recueillie de "Vedro con moi diletto" d'Il Giustino que s’arrachent les contre-ténors. La rivalité avec les blancheurs éthérées qu’y apportent certains ne doit pas faire oublier l’efficacité de l’économie dont fait preuve ici Nathalie Stutzmann.
Reprenant la baguette pour la Passacaille de l'Armide de Lully, celle-ci en livre une lecture originale, qui n’entend pas rester corsetée : la souplesse de l’ostinato porte une plasticité orchestrale qui stimule les ressources des variations, tant en termes de diminutions rythmiques que d’associations de couleurs. L’intimité et la ductilité chambriste servent ainsi une page qui se rapproche alors de l’art d’un Rameau. "Ferri, ceppi, sangue" du Couronnement de Darius, offre un autre avatar de fureur belliqueuse. La Sinfonia d’ouverture de l'Olimpiade respire la jouissance dans les audaces d’effets dramatiques, et c’est sur cet opus que se conclut le récital, après deux mouvements du Concerto pour cordes en ré majeur. "Gemo in un punto e fremo" offre un jeu d’artifice de musicalité, en un presto haletant, que viennent prolonger deux bis, un air, et une passacaille du dix-septième siècle, qui s’évanouit sur des notes de luth et confirme la complicité entre les pupitres de l’Orfeo 55. Le public ne peut qu’être conquis.