Dans le théâtre enchanté d'Alcina, au Théâtre des Champs-Élysées
C'était l'un des spectacles les plus attendus de la saison parisienne : la reprise au Théâtre des Champs-Élysées de la production d'Alcina proposée par l'Opernhaus Zürich, cette fois sous la direction musicale d'Emmanuelle Haïm à la tête du Concert d’Astrée. Dans l'opéra de Haendel, inspiré de L'Arioste, la magicienne Alcina retient auprès d'elle Ruggiero, dont elle s'est éprise. Mais Bradamante, l'épouse de Ruggiero, décide de se travestir en Ricciardo, son frère jumeau, pour retrouver l'homme qu'elle aime. La mise en scène de Christof Loy propose un dispositif efficace et cohérent : le royaume d'Alcina est la scène d'un théâtre. Au premier acte, nous découvrons le théâtre à l'italienne, ses machineries et les rouages commandés par la magicienne. Les personnages sous son emprise sont vêtus de costumes évoquant l'époque de Haendel, tandis que Bradamante et son adjuvant, Melisso, sont en costumes contemporains. Au fur et à mesure de l'avancée du spectacle, le théâtre d'Alcina se déconstruit et découvre l'envers du décor, qui met en évidence les jeux d'illusion mis en place par la magicienne pour tromper ses victimes et son amant, tandis que les personnages échappent progressivement à l'univers de théâtre du XVIIIe siècle. A noter la suppression du personnage d'Oberto, dont les jolis airs sont coupés.
Si le spectacle était tant attendu, c'est en raison de la distribution réunie pour l'occasion. Le public parisien peut en effet découvrir l'Alcina de Cecilia Bartoli, qui propose une interprétation personnelle et convaincante du rôle. La chanteuse offre à son personnage (et au public) son intense engagement dramatique et donne une nouvelle fois la preuve de sa remarquable maîtrise technique. Son art de la nuance, en particulier, peut être souligné : la voix varie les nuances en restant toujours parfaitement audible, y compris quand elle choisit le pianissimo. Le vibrato est parfois très serré, notamment au cours du premier acte, mais certains morceaux de bravoure emportent une adhésion sans réserve. C'est le cas par exemple de l'air « Ah, mio cor ! », dont l'interprétation, très dramatisée, est aussi très touchante tant la chanteuse parvient à faire entendre les fêlures de son personnage. Alcina chantée par Bartoli est une magicienne qui sait s'appuyer sur un savoir-faire indéniable pour séduire ses spectateurs.
Le contre-ténor Philippe Jaroussky était aussi très attendu ce soir. Il interprète un Ruggiero juvénile, d'abord sous l'emprise de l'Alcina plus mûre et charnelle de Bartoli, avant de retrouver en Bradamante son véritable amour. La voix est très lumineuse, en particulier dans les aigus, et porte aisément dans l'ensemble de la salle. La souplesse dans des vocalises souvent acrobatiques impressionne. La virtuosité vocale contraste avec l'immaturité conférée au personnage dans la mise en scène de Christof Loy, mais donne aussi à entendre le héros que Ruggiero peut devenir. La chorégraphie réglée sur son dernier air, clin d’œil à la comédie musicale, finit de séduire le public.
Morgana devait initialement être interprétée par Julie Fuchs, qui était malheureusement souffrante ce soir de première. La soprano est malgré tout présente sur scène pour jouer son rôle, chanté en fosse par Emöke Baráth. La qualité de l'interprétation proposée par cette dernière est d'autant plus remarquable qu'il s'agit d'un remplacement au pied levé. La voix charnue et brillante fait merveille, aussi bien dans les récitatifs que dans des airs da capo virtuoses. La soprano hongroise réussit à consoler de la déception de ne pouvoir écouter la Morgana pleine de promesses de Julie Fuchs.
Avec sa voix de mezzo-soprano au timbre cuivré, Varduhi Abrahamyan confère à la fois force et douceur au personnage de Bradamante. Le travestissement en Ricciardo fonctionne très bien, servi autant par le jeu de l'interprète que par une voix aux graves amples qui sait se faire aussi implacable que caressante. Il fallait une interprète de poids pour permettre à Bradamante d'exister et de rivaliser avec Alcina, et c'est ce que propose avec brio la chanteuse.
Oronte et Melisso sont confiés respectivement au ténor Christoph Strehl et à la basse Krzysztof Bączyk. Le second fait entendre de beaux graves, bien projetés. Le premier est aussi audible, mais sa voix manque parfois de densité et son interprétation, sans démériter, séduit moins que celle de ses partenaires.
En fosse, le Concert d’Astrée est mené avec fougue par Emmanuelle Haïm, dont la direction joue volontiers sur les contrastes musicaux. Les chanteurs sont accompagnés avec attention et les échos entre scène et fosse servent avec intelligence l'interprétation aussi bien dramatique que musicale. Les musiciens sont aussi mis en valeur, avec des solos de violon, violoncelle et flûte, en particulier, qui contribuent pleinement au plaisir qu'offre le spectacle.