Norma à Nice, normalité et sublimité du féminin
La soprano espagnole Yolanda Auyanet relève, en Norma, le défi d’un rôle et d’une écriture superlatifs : une femme à la totalité alchimique, prêtresse/épouse/mère/amie/fille, incroyablement dépeinte à l’époque par le livret de Felice Romani (d'après la tragédie d'Alexandre Soumet Norma ou l'Infanticide). L’air d’entrée, Casta diva, est métonymique du drame. Il en atteint d’emblée les confins vocaux et expressifs. La chanteuse lui confère, par sa retenue inaugurale, le diaphane d’outre-ciel requis pour l’émotion. Le phrasé l’accompagne et relie les aigus, jamais acérés, à quelques beaux graves choisis. Les ascensions vocalisées manquent encore de l’agilité qui se mettra en place dès l’air suivant, d’où quelques légers « glissés ». Elle sait également se lâcher jusqu’au cri véritable, aussi vengeur que primal, au cours le plus intense du drame.
Adalgisa est la mezzo-soprano Alessandra Volpe. Elle a l’énergie expressive qui lui permet de faire face à la grande prêtresse. Ses médiums sont doucement colorés, jamais rugueux, cendres à peine éteintes, et encore chaudes dans le bas de sa tessiture. L’amplitude homogène de son instrument sert et suit les méandres psychologiques d’un rôle également complexe. Karine Ohanyan, autre mezzo, est l’évidente nounou Clotilde, à l’assiette vocale régulière et rassurante.
Chez les chanteurs, Pollione est fièrement investi par le ténor Walter Fraccaro, selon une conception qui ne va pas par quatre chemins, lesquels mènent tous à Rome. Il se donne en héros universel, Ben Hur vocal, aux manières scéniques provenant du film peplum sonorisé en bel canto. Son timbre est lumineux, mais va jusqu’à faire « tonitruer » vibratos et décibels. Il s’apaise heureusement dans les pianissimi des duos, avec Norma et Adalgisa, au cours desquels il troque l’illusion scénique pour la réalité du désir. Oroveso, père de Norma, s’impose en Sergey Artamonov. Sa basse a des graves bien ancrés dans la terre, mais ses aigus sont un peu raides, dans les parties conclusives, malgré la longueur du souffle. Il n’est pas un homme parfait, mais un homme juste. Le Flavio de Marc Larcher est tout en charme, légèreté et agilité tant vocale que physique.
La direction musicale de Renato Balsadonna s’immisce dans les moindres interstices de la dynamique interprétative, du fait de son expérience privilégiée de chef de chœur, donc de chant. Il accompagne depuis l’intérieur de la fosse les récitatifs et règle les unions vocales des duos, semblant faire éclore les voix de sa gestique pour replier l’œuvre entière sur le bel canto, rien que le bel canto. L’Orchestre Philharmonique de Nice, à qui l’on pardonne de menus dérapages, s’emploie à forcer l’acoustique un peu blanche de la salle. Les passages purement instrumentaux s’entendent avec un peu d’imagination comme des extraits veloutés et surannés de boîte à musique, des « fouillis d’arc-en-ciel » capables de traverser l’obscurité. Le Chœur de l'Opéra de Nice, du fait de son implication scénique, sacrifie parfois la précision à la véhémence.
La conception scénique de Nicola Berloffa gomme toute dimension historique antique (la Gaule occupée par l’envahisseur romain) et métaphorique (l’Italie sous domination autrichienne). Elle privilégie la contemporanéité propre au romantisme noir du compositeur. L’opéra se fait nocturne, à la Chopin, pièce de genre, d’un genre à exalter l’expression de l’intériorité subjective et individuelle. D’où le choix du repli sur le quotidien, dans lequel la forêt de chênes n’est que ruines et gravats, les bouquets de gui, couronnes mortuaires, druides et prêtresses, personnel militaire et soignant. La seule référence à une matière mythique, se tient à gauche de la scène : un autel de sacrifice à Irminsul, stèle de gisant d’une permanente déposition de croix, aux réminiscences bien peu païennes. Les prêtresses qui entourent Norma, figurantes improbables, sont des vieilles femmes grimées en Reine Victoria. Ayant respecté leurs vœux et vécu toute leur vie à l’abri des sanctuaires, elles sont les figures, désormais fragiles, de la transmission. La référence à la Gaule chevelue, horde primitive et authentique pour Vincenzo Bellini et son librettiste Romani, peuple-fossile de veuves noires et de guerriers en béquilles dans cette production, passe par les postures et compositions tantôt hiératiques tantôt agglutinées des chœurs. Les décors d’Andrea Belli sont faits d’effondrements d’architectures. Ils évitent toute présence végétale au bénéfice exclusif d’une pierre lunaire et de ses cratères. Les lumières, indirectes et absorbantes de Marco Giusti, réalisées par Marjolaine Uscotti, sont blafardes, et font s’alterner les tableaux psychologiques aux ombres précisément découpées et projetées. S’y insère une chambre réduite, au carton-pâte ostentatoire et cosy, lieu de réclusion des enfants du mariage caché de Norma et Pollione. Le périmètre du drame est ramené à celui d’un boudoir, d’un salon parisien. Il en devient un peu trop civil, galant et bourgeois, notamment lors du terrible trio qui clôt le premier acte. Mais Norma s’y ajuste, proférant une bien trop longue épée en guise de poignard, et une bien trop petite cuillère à sirop pour endormir ses enfants avant de les assassiner. Les costumes de Valeria Donata Bettella finissent de replacer l’action dans les limites ainsi définies. Les robes, à commencer par celle de Norma, déclinent une palette académique de taffetas blanc, bleu, pourpre, noir. Elles accrochent la lumière et le désir, et portent à la fois la condition sociale et la couleur des sentiments du féminin.
C’est peut-être cet enfermement progressif dans la grandeur, celle qui fait de Norma une figure féminine d’une densité absolue, qu’a tenté de traduire cette production, très applaudie, entre sublimité de l’être et normalité de situation.