Mârouf, Savetier du Caire à Bordeaux : chapeaux !
Après avoir dirigé les deux premières représentations et avant d'en faire autant à l'Opéra Comique de Paris en avril, le Directeur des lieux Marc Minkowski cède la baguette à Marc Leroy-Calatayud, chef assistant de l'Orchestre National Bordeaux Aquitaine. Le jeune homme dirige la fosse avec une application et une gestique à la fois impeccables et souples, appelant les chaudes couleurs orientales de la phalange comme ses rythmes allants et fanfares éclatantes. Lorsqu'un pupitre est en difficulté, le chef se penche sur lui et le ramène à bon port.
Les couleurs sont ainsi d'abord à l'orchestre, les décors composés par Olivia Fercioni pour cette mise en scène de Jérôme Deschamps posant des maisons expressionnistes, aux angles francs et dont la blancheur est rarement réchauffée par des lumières ocre (une scénographie qui ressemble à s'y méprendre à un autre opéra d'inspiration orientale : Kalîla wa Dimna apprécié à Lille). Mais le plateau s'anime bientôt avec les merveilleux costumes colorés de Vanessa Sannino et Peeping Tom. Les moustaches des figurants ne sont surpassées que par les incroyables chapeaux qui racontent l'histoire, à eux seuls : les couvre-chefs sont des bassines, théières, aubergines, poissons, les marins ont sur la tête des bateaux en papier plié, le muezzin a un haut-parleur sur la tête, le Kâdi (tenu par le noble baryton David Ortega) est désigné comme juge par la balance qu'il porte en couvre-chef, etc.
Bien d'autres merveilles attendent le public, dans cette caverne lyrique d'Ali Baba. Le Mârouf de Jean-Sébastien Bou d'abord : pour apprécier la prestation du baryton (à retrouver en interview et à l'affiche du Faust de Gounod le 14 juin 2018 au TCE), sa maîtrise du rôle aussi bien vocale que scénique, il suffit en effet d'attendre un peu afin que la voix chauffe (au début du spectacle comme après l'entracte). Une fois passées les premières mesures dans lesquelles les vocalises se confondent avec des écarts de justesse, il s'appuie pleinement sur un soutien infaillible pour déployer une voix sonore jusqu'à la puissante couverture ou le fin allègement vocal (à ce titre la "fleur" qu'il chante rappelle celle, sublime, jetée à Don José par Carmen). La prononciation est remarquable, jusqu'au détail (le son é très ouvert sur les verbes au futur terminant par "ai" pour le différencier du è conditionnel sur "ais"). La voix s'associe au jeu d'acteur investi pour composer un personnage haut en couleurs, homme maltraité (par sa femme Fattoumah, Aurélia Legay qui campe bien le personnage retors mais dont la voix disparaît dans le grave et se distend dans l'aigu), l'homme blessé qui parvient à fuir, l'amoureux fou de la princesse qu'il finit par épouser, glorieux.
Incarnant avec autant d'évidence la Princesse Saamcheddine, Vannina Santoni (à retrouver en interview et pour La Nonne sanglante de Gounod) apporte la touche (et le coup) de grâce. D'abord voilée, de visage comme de chant, elle laisse monter le désir, se révélant enfin, faisant exulter son chant, l'orchestre et la voix de Mârouf. Certes, la délicatesse de cette princesse va jusqu'à laisser la voix s'amenuiser dans les passages rapides en partie couverts par l'orchestre. Tout à l'inverse, le spectateur ayant assisté aux Troyens à Strasbourg en viendra à se demander si c'est en raison de l'amplitude de sa voix que Jean Teitgen est une fois de plus placé au loin et derrière une cloison. Heureusement, ce chanteur basse qui endosse si bien le costume du Sultan rejoint bientôt l'avant de la scène qu'il ne devrait jamais quitter. Son Vizir Franck Leguérinel porte le complot et le crime, gros comme la tête de fouine qui lui sert de chapeau, d'autant que la voix vrombissante s'élargit après les petits accents pointés sournois.
Le pâtissier Ahmad apporte les premières touches de couleurs au plateau, avec les pommes d'amour qui lui dégoulinent sur l'épaule et la toque, mais la voix de Sévag Tachdjian n'a pas la générosité de sa chantilly. Le fort accent asiatique de Yu Shao donne un certain exotisme seyant à son rôle de chef des marins et il ne gêne pas sa partie vocalisée lorsqu'il incarne un ânier avec conviction. Le vieux Fellah a la voix de ténor bien placée par Valerio Contaldo, depuis le medium grave jusqu'à l'aigu couvert. Faisant naufrage en fuyant sa femme, Mârouf est recueilli et célébré comme un roi par son ami Ali (Lionel Peintre et la qualité de prononciation qui lui est coutumière), au point que le Sultan l'invite au Palais avant de lui offrir sa fille.
Cette 1.001ème nuit se referme dans le kitsch dépouillé d'un grand sphinx peint devant les pyramides et derrière un croissant (islamique) de lune. La caravane arrive miraculeusement, grâce au génie trouvé par Mârouf. Le héros est sauvé in extremis et célébré par les artistes en tutti coloré, avant le triomphe du public.
Réservez vos places pour voir cette merveilleuse production à l'Opéra Comique de Paris en avril !